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flo_nelja ([personal profile] flo_nelja) wrote in [community profile] obscur_echange2017-08-30 11:14 pm

[Fic] Metal & Dust, Life is Strange, Rachel/Chloe [d'Alexstrasza, pour Dulce Jeans]

Titre : Metal & Dust
Auteur : Alexstrasza (Participant 7)
Pour : Dulce Jeans (Participant 9)
Fandom : Life is Strange
Persos/Couple : Rachel/Chloe, Frank.
Rating : T
Disclaimer : LiS appartient à Square Enix. J’ai pompé le titre à London Grammar.
Prompt : Je propose d'explorer la relation suggérée jusqu'ici entre Chloe et Rachel pre-canon : Chloe en colère contre le monde, perdue sans son père et sans Max, et Rachel qui la soutient, l'aide à s'épanouir et déconne avec elle.
Bonus: On peut aussi tomber dans les travers que leur amitié a laissé à penser : usage récréatif de drogues, adolescentes qui déconnent et ont des comportements un peu dangereux, exploration sexuelle, etc. Gen ou ship en slow burn, une simple tranche de vie ou une introspection qui va crescendo, tout me va, je veux juste en savoir plus sur elles.
Notes : Je voulais absolument sortir ce texte avant l’arrivée de la préquelle alors faute de temps (le travail...) j’ai dû couper pleiiiin de choses que j’aurais voulu aborder (on en parlera en commentaires si tu le souhaites). Du coup pour moi il est un peu incomplet, bien que déjà relativement long. J’espère quand même avoir bien répondu au prompt et qu’il saura te plaire. Bonne lecture !



C’était encore une de ces sales journées. Chloe, assise négligemment sur le dossier d’un banc sur le parking de Blackwell, tirait sur une cigarette à la fumée un peu trop dense pour n’être composée que de tabac. Le regard perdu dans le vague, les doigts légèrement tremblants au bout de son pétard, elle digérait sa colère en séchant les cours. Rien de bien différent de l’ordinaire : juste son trouduc de beau-père qui s’était permis de faire une remarque sur son style vestimentaire et notamment le nombre de trous dans son jean. Elle avait répondu, sa mère avait pris le parti de David, le ton était monté, elle était partie en claquant la porte après avoir adressé un dernier doigt d’honneur à cette belle représentation de l’institution familiale.
Chloe se demandait pourquoi la vie semblait s’acharner sur elle de la sorte. Son père qui avait la mauvaise idée de mourir dans un accident de voiture, sa mère qui avait une tout aussi mauvaise idée de se mettre en couple avec un mec totalement fêlé et névrosé, paranoïaque et ridiculement viril, sa meilleure amie qui se tirait sans un mot, sans un au revoir, ne lui écrivait pas depuis son départ, et cette école de bourges coincés qui s’acharnait à vouloir la faire rentrer dans les clous (étaient-ils censés former des artistes qui posent un regard critique sur le monde ou des moutons bien conformes qui ne font pas de vague ? le mystère restait entier)... Non, vraiment, tout semblait réuni pour la faire chier. Alors bien sûr, quand cette pétasse à cheveux lisses et sourire stupide était venue l’aborder, Chloe n’avait pu avoir qu’une seule réaction : l’envoyer se faire voir.

« Wow, tu ferais concurrence à Grumpy Cat avec une tête pareille.
- Merci pour ton commentaire meuf, maintenant si t’as rien de mieux à faire, ça te dirait de me foutre la paix ? »

Généralement, cela suffisait à faire fuir même les soi-disant philanthropes. Pas cette fois. L’intruse s’approcha un peu, son sourire idiot toujours vissé à ses lèvres. Ces derniers temps, Chloe avait comme une allergie chronique aux gens qui affichaient leur joie de vivre et leur bonne humeur de manière aussi ostentatoire.

« Hey, je suis pas là pour t’embêter. »

Chloe ne répondit rien et se contenta de tirer un peu plus fort sur son joint. L’autre s’assit à côté d’elle, beaucoup trop près, sans même lui avoir demandé si elle pouvait faire irruption dans son espace vital. Pas là pour l’embêter, hein ?

« Je peux tirer une latte ? » demanda la sans gêne avec une désinvolture qui surprit même Chloe.

Il faut dire qu’elle n’avait pas l’air d’être du genre à vouloir toucher à ce genre de substances. Elle la détailla d’un rapide coup d’œil sur le côté : cheveux impeccables, pas de tatouage, pas de piercing, vêtements du genre bourgeoise BCBG, pas de maquillage fantasque, rien qui ne pouvait lui donner des airs de rebelle. Ce contraste plaisait quelque peu à Chloe. Elle consentit silencieusement en lui tendant le joint.

« Merci. Moi c’est Rachel. Et toi ?
- Chloe.
- Je te revaudrai ça pour le joint. »

Elles fumèrent en silence, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le filtre. Quand elles eurent fini, Chloe s’attendait à ce que Rachel se lève et s’en aille, mais non. Elle restait là, tranquillement assise à côté, elle aussi regardant le paysage mais avec ce que Chloe ressentit comme une curiosité, un appétit pour le monde qui dépassait l’entendement. Rachel avait l’air vive d’esprit, alerte. Chloe aimait ça, bien plus qu’elle n’eût voulu l’admettre.

« T’as pas cours ? »

Rachel tourna la tête vers elle, surprise que le dialogue vînt de sa part.

« Si. Mais aujourd’hui j’ai pas envie.
- Je connais ça. Un souci ? »

Rachel sembla réfléchir une fraction de seconde de trop pour que sa réponse ait l’air spontané.

« Pas vraiment. C’est compliqué.
- Une réponse de statut Facebook ça.
- Et toi, » éluda-t-elle sans relever le cynisme « j’imagine que tu as une bonne raison de sécher ?
- C’est compliqué.
- No shit Sherlock. Tu veux approfondir ? »
Chloe exhala une énorme bouffée de vapeur toxique qui sonna comme un soupir plus lourd que le poids du monde.
« Mon beau-père est un con, il me fait chier.
- Laisse-moi deviner. Ton look lui revient pas.
- Et encore, qu’est-ce que ce serait si je me teignais les cheveux en bleu... Mais comment t’as su ? » demanda Chloe, sincèrement surprise que son interlocutrice ait pu viser juste aussi vite
« Oh, je sais pas, une petite intuition. » répondit Rachel avec un sourire mutin « Et ça te met dans cet état ? »

Chloe ne répondit rien. Isolé de tout le merdier dans lequel elle baignait, cet incident avec David était effectivement mineur. Pour que Rachel comprenne, il lui fallait raconter le reste et honnêtement, elle n’en avait pas envie. Cette inconnue avait beau lui sembler plus sympathique après quelques lattes de cannabis, elle n’en restait pas moins une inconnue. Et Chloe ne se confiait pas aux inconnus. Rachel était néanmoins perceptive :

« Je vois. Y’a pas que ça. Je vais pas insister. Mais t’as l’air d’en avoir sacrément gros sur le cœur alors si tu veux me parler, je te laisse mon numéro. »

Ce n’était pas une question. Elle regarda son interlocutrice avec de gros yeux pour lui signifier qu’elle attendait le signal pour débiter la suite de chiffres. Une fois le protocolaire échange de numéros terminé, Rachel se leva :

« Bon, ta compagnie m’est très agréable, mais celle de mon prof de photo l’est encore plus. Je vais donc retourner en cours avant de passer pour la mauvaise élève. D’autres font ça bien mieux que moi. A plus ! »

Elle était partie d’un pas guilleret et léger, laissant Chloe pensive, incertaine de son opinion quant à cette improbable rencontre. La jeune fille regarda l’entrée de son téléphone. C’était la première fois que quelqu’un passait si facilement ses défenses pourtant soigneusement mises en place au gré de tout ce qu’elle avait encaissé ces dernières années. Loin de s’être laissé impressionner, Rachel lui avait même donné le change avec une aisance rare. Chloe rangea son téléphone et se leva. Elle aussi devait retourner en cours. Elle avait déjà derrière elle plusieurs avertissements et quelques exclusions temporaires et bien qu’elle détestât tout ce que représentait Blackwell, donner à ces idiots une bonne raison de l’exclure définitivement ne l’enchantait pas plus que ça. Rien que penser à la guerre nucléaire que cela pourrait déclencher entre elle et sa famille suffisait à lui donner des trésors insoupçonnés de motivation.

Elle se leva, soupira, s’étira. L’après-midi à rester assise pour écouter des gens faire de la branlette intellectuelle sur le clair-obscur et sa symbolique dans la peinture lui parut plus long qu’un de ces dîners forcés en tête-à-tête avec le beau-trouduc quand sa mère devait rester au Two Whales pour faire des extras. La tête lourde de ce fatras d’artiste, elle laissait son regard dériver par la fenêtre. Le vent dans les branches du pin. Cet écureuil qui essaie d’ouvrir un fruit à coque. Samuel qui passe le balai dans l’allée. Elle repensa à Max. Elle se demandait si elle la reverrait un jour. Si elle avait réussi à faire les études qu’elle voulait. Cela lui rappela qu’elle l’avait lâchement abandonnée au pire des moments et l’énerva. Quand elle réalisa que les cours étaient terminés et qu’elle n’avait pas entendu la sonnerie de fin, Chloe se dit que même le plus mignon des chatons l’aurait sortie de ses gonds. Ramassant négligemment ses affaires, son sac sur une épaule, elle se traîna à moitié vers la sortie. Quitter un enfer pour un autre ne lui disait pas grand-chose.

Elle comprit que sa journée allait vraiment être maussade au moment où elle aperçut David debout devant l’entrée, faisant visiblement le pied-de-grue en l’attendant. Il avait l’air plutôt en colère. Comme souvent, cela dit. Rassemblant toute sa hargne, Chloe se prépara mentalement pour le choc frontal. Si elle criait le plus fort, c’était gagné. Néanmoins elle se décomposa lorsqu’il tendit devant elle un sachet plastique qu’elle connaissait bien. C’était dedans qu’elle stockait sa résine de cannabis et de longues feuilles pour ses joints. L’affrontement semblait plutôt mal embarqué. David attaqua avant même qu’elle puisse réfléchir à comment se justifier :

« N’essaie surtout pas de me faire croire que tu gardes ça pour une amie.
- Tu fouilles dans mes affaires maintenant ?
- Quand j’ai des raisons de croire qu’il s’y trouve de la drogue, oui.
- C’est pas ton problème.
- Oh que si jeune fille. Je n’ai pas envie que ton besoin de transgressions nous cause des ennuis à ta mère et moi. »

A l’évocation de sa mère, Chloe perdit le peu de sang-froid qu’il lui restait :

« Arrête de toujours utiliser maman pour justifier tes comportements psychotiques. T’as pas le droit de fouiller dans ma chambre. T’es juste un gros con parano et t’as oublié ce que c’était que de vivre. Moi j’ai plutôt pas envie d’oublier alors rends-moi ça.
- Certainement pas. Et ce n’est pas en me parlant sur ce ton que tu vas pouvoir retourner t’intoxiquer. Je ne dirai rien à ta mère parce que je n’ai pas envie de l’inquiéter mais crois bien que si je retrouve ce genre de substance dans la maison ça va mal se passer.
- Ah tu me menaces en plus ? Parfait. Garde le sachet, c’est pas comme si le cannabis se vendait à tous les coins de rue. Si jamais tu veux que je t’explique comment préparer un joint, tu m’appelles. »

Elle lui força le passage, monta directement jusqu’à sa chambre. C’était la tempête dans sa tête. Elle fulminait, ses doigts tremblaient. L’adrénaline de l’affrontement. Elle jeta un regard désemparé sur le champ de bataille qu’était devenue sa chambre. Certes elle n’était pas exactement du genre à ranger avec soin, mais là, même pour elle, ça dépassait l’entendement. Son matelas était de travers, ses draps et oreillers en vrac, ses placards vidés, son bureau encombré. Elle eut un haut-le-cœur à l’idée que David ait touché environ toutes ses affaires. Sa chambre. Son sanctuaire. Son seul espace de sécurité, mis à sac pour une histoire d’herbe. C’en était trop. Elle entassa quelques vêtements, sous-vêtements et affaires dans son sac de cours, passa récupérer de quoi faire sa toilette à la salle de bain et redescendit aussi sec.

Chloe jeta un coup d’œil rapide vers le salon. Sa mère n’était pas encore rentrée du boulot. Le gros con avait visiblement disparu. Parfait. Elle quitta la maison dans l’indifférence générale. Elle marchait d’un pas furieux dans la nuit tombante, maudissant sa famille sur à peu près vingt générations. L’œil mauvais, la rage crispant les traits de son visage, elle aurait pu détruire la ville par la force de la pensée. Quand elle eut marché suffisamment loin de la maison, elle s’assit sur un banc et réfléchit. Où aller ? Chez qui ? Elle avait bien quelques connaissances de Blackwell mais ne faisait confiance à personne pour l’héberger sans la balancer à ses parents. Et puis Rachel... pourquoi pas après tout. Elle avait dit qu’elle lui revaudrait le joint. Chloe l’appela.

« T’as été plus rapide que ce que je pensais. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
- Ecoute. T’avais dit que tu me revaudrais ça pour le joint et... j’aurais besoin d’un service là.
- Bien sûr. Dis-moi.
- Tu peux m’héberger pour quelques jours ? J’ai besoin de faire un sérieux break de ma famille.
- Wow carrément. Pas de souci, tant qu’on peut continuer à fumer.
- Merde !
- Quoi ?
- Mon beau-trouduc m’a confisqué mon matos.
- Dur...
- J’ai plus rien, même pas de quoi rouler. Il fait vraiment chier ce connard.
- J’ai pas de quoi te dépanner non plus, je garde rien chez moi pour éviter de me faire emmerder.
- Je vais essayer de m’arranger avec mon fournisseur. Je te rappelle après ?
- Ok. A plus. »

Chloe maudit David tout ce qu’elle savait et composa le numéro de Frank. Par sécurité, elle ne l’avait jamais enregistré dans son téléphone et l’avait appris par cœur. Les quelques tonalités la firent piaffer sur le trottoir. Finalement, la voix traînarde. Chloe se dit qu’elle avait rarement été aussi contente de l’entendre.

« Ouais ?
- C’est Chloe.
- Je sais. Tu veux quoi ?
- T’as de l’herbe ?
- Mon business serait mort si j’avais pas de quoi fournir les petits tox d’Arcadia Bay.
- T’as moyen de m’en livrer ?
- J’ai pas un agenda hyper rempli ce soir. Mais t’étais pas prévue sur ma liste alors ça va chiffrer un peu plus.
- Tu fais chier.
- Si t’es pas contente tu peux toujours demander à quelqu’un d’autre.
- Non, attends ! Ecoute, j’ai eu une journée de merde et j’ai vraiment besoin de fumer.
- On va dire que ça compte comme des excuses. Envoie-moi un message pour me dire combien tu veux et à quel
endroit tu veux que ce soit livré. Et tu payes cash.
- Merci. »

Chloe se méfiait de ce type. Après tout, c’était un dealer. Les gens qui vendent aux autres des produits pour les tuer à petit feu sont forcément tordus. Néanmoins, elle appréciait sa concision lors de leurs échanges. C’était clair, précis, et sa marchandise était d’excellente qualité.

Quitte à se foutre en l’air, autant le faire avec classe.

Elle lui envoya prestement les indications demandées et se rendit au lieu convenu. Il fut à l’heure. Comme toujours.

« Tu gères. » exulta-t-elle en essayant d’attraper sa commande qu’il enleva juste à temps de sa portée. « Hey, c’est quoi cette blague ?
- Tu me prends pour un con ? J’ai l’air de faire la charité ? Il est où mon fric ?
- Ah, oui, pardon. »

Elle fouilla dans son sac, ses poches, se souvint avec effarement qu’elle avait oublié son portefeuille sur le champ de ruines qu’était son bureau. Partie dans la précipitation, elle n’avait pas pensé qu’elle pourrait éventuellement avoir besoin des quelques billets qui moisissaient entre deux plis de cuir. Elle blêmit aussitôt. Ne pas payer son dealer n’était jamais un bon plan.

« Putain... lâcha l’adolescente entre ses dents.
- On a un problème ? »

Chloe se mordit la lèvre. Si elle lui disait qu’elle n’avait même pas de quoi lui payer un café dans le bouge le plus proche, Frank allait repartir aussi vite qu’il était arrivé et elle, autant en manque. Malheureusement, elle n’avait pas des masses d’autres options. Elle inspira, ferma brièvement les yeux et lâcha d’un ton abrupt :

« J’ai pas de fric.
- T’es sérieuse ? T’as oublié comment ça fonctionnait ?

- Nan, c’est juste... » Elle regarda nerveusement autour d’elle, comme si une solution allait lui apparaître à la manière d’un deus ex machina. « Je me suis tirée de chez moi un peu vite. Ma thune est dans ma chambre.
- Alors pas de came pour toi.
- S’il te plaît, Frank. J’ai vraiment besoin de cette beuh. Je te paierai le double à la fin de la semaine.
- Je prends pas les ardoises. Je suis pas barman.
- Et si je te dis que j’ai une potentielle cliente pour toi ?
- Je fournis déjà tout le campus. Elle est sûrement dans ma liste et tu ne le sais juste pas encore.
- Celle-là, je pense pas. Elle achète pas. Mais elle a l’air de consommer pas mal. »

Frank sembla réfléchir quelques instants. Chloe sentit qu’il hésitait. Empocher le double et gagner une potentielle cliente fidèle sur une si petite livraison n’était pas sans l’intéresser. Et puis si cette garce essayait de le doubler, il pourrait toujours lui présenter son cran d’arrêt. Il n’avait rien à craindre de ce genre d’ado paumée.

« Ok, ça va pour cette fois. Mais je te jure que si t’as pas mon fric d’ici la fin de la semaine...
- Tu l’auras, assura Chloe, et beaucoup de futures livraisons avec.
- T’as intérêt à tenir parole, la miss, maugréa le dealer en lui tendant le sachet bien rempli, sinon je saurai te retrouver.
- Merci ! » s’exclama-t-elle, les yeux brillants.

Elle s’empara vite du paquet avant qu’il change d’avis et s’éloigna pour appeler Rachel. Pour une fois que quelque chose se passait bien dans cette journée...

« Ouais, c’est Chloe. J’ai le matos. Où est-ce que je te rejoins ? »

Rachel habitant à l’autre bout de la ville, il fallut un temps conséquent à Chloe pour se rendre à son domicile. Ses Doc Martens encore neuves lui promirent qu’elle se souviendrait longtemps de cette épopée piétonne. Grimaçant de douleur en imaginant le nombre d’ampoules qu’elle allait trouver en se déchaussant, la fugitive aperçut sa complice lui faire signe au loin. Chloe s’étonna de voir à quel point son immense sourire lui faisait chaud au cœur. Elle se surprit à sourire en réplication, juste contente de voir un visage amical.

« T’en as mis du temps ! Tu t’es perdue en route ?
- T’habites à l’autre bout de la ville aussi...
- Passe ton permis, » rétorqua Rachel en ouvrant la marche vers le hall de la maison « au lieu de te plaindre de la personne qui t’héberge aussi gracieusement. »

D’ordinaire, Chloe l’aurait purement et simplement envoyée mourir. Mais Rachel avait cette façon de la remettre en place avec juste ce qu’il fallait d’autorité, et toujours ce sourire mutin, insolent, adorable.

« ‘Maaaaan ? J’ai une amie qui vient dormir ce soir. On fera à manger, promis. »

Sans attendre la réponse de l’interpellée, Rachel montra à Chloe l’escalier.

« Vas-y, monte poser tes affaires. Je te rejoins dans deux minutes. C’est la porte au fond à gauche »

Harassée par sa longue marche, Chloe ne se fit pas prier. Elle entra précautionneusement dans la chambre, presque intimidée, et s’arrêta net en voyant le décor : posters de groupes de rock, veste en cuir à clous sur le porte-manteau, une affiche délavée du logo anarchiste en face du bureau et sur celui-ci, un porte-bijoux couvert de bracelets et colliers à pics. Rachel la punkette cachait bien son jeu. Promenant son regard sur tout ce qu’elle pouvait attraper des yeux, Chloe tentait de se faire un aperçu de qui était son hôtesse. A priori, une nana duelle qui embrassait autant sa passion pour le maquillage et la haute couture que celle pour le rock garage. Elle se pencha pour regarder plus en détail ce qui traînait sur le bureau de Rachel quand celle-ci entra.

« Désolée, j’ai lancé deux trois préparations pour le repas.
- C’est toi ces dessins ?
- Ouais. Mais ils valent pas grand-chose.
- Je trouve pas. J’adore le rendu des couleurs sur la biche dans la forêt.
- C’est des techniques de base. Rien d’extraordinaire. Laisse ça tu veux ? »

Chloe jeta un dernier regard aux dessins. Si Rachel avait si peu d’estime pour eux, pourquoi étaient-ils au-dessus du reste sur son bureau ? Laissant tomber l’idée de la questionner davantage sur le sujet, elle s’assit sur la chaise, laissant son hôtesse sur le lit.

« Alors. Raconte.
- Mon beau-trouduc m’a tiré mon herbe.
- Merde.
- Je te le fais pas dire. Il a retourné ma chambre pour un sachet avec quelques grammes et mon paquet de feuilles. J’ai la haine.
- Tu m’étonnes. Il a pas voulu te le rendre j’imagine ?
- Nan, évidemment. J’avais vraiment pas envie de rester et de ranger mon merdier après son passage. J’avais trop les nerfs alors je me suis cassée.
- Ta mère est au courant ?
- Non. Elle va sûrement m’appeler dans la soirée.
- Ça a l’air d’être l’ambiance chez toi.
- T’as pas idée.
- C’est sérieux entre eux ?
- J’en ai bien peur. Ma mère a commencé à enlever les photos de famille avec mon père dans la maison.
- Ça sent le plan où le beau-père vient s’installer chez vous.
- M’en parle pas, ça me fout les nerfs rien que d’y penser.
- Tu vas faire quoi ?
- Me tirer le plus vite possible.
- Comment ? T’as pas de bagnole ni de permis, rappela Rachel, t’es un peu coincée.
- Je sais. »

Un silence pesant s’installa. Chloe regardait ses pieds. Rachel réfléchit.

« T’as qu’à t’arranger pour trouver un job qui t’obligerait à partir.
- Wow, j’y avais pas pensé dis donc, heureusement que t’es là, cracha Chloe, et en attendant de finir mes études, je fais quoi ? Je les laisse se rouler des pelles et se couver du regard pendant les repas ? »

Rachel la regarda dans les yeux, fixement, un petit sourire parfaitement indéchiffrable sur les lèvres. Chloe baissa à nouveau le regard.

« Désolée. Je suis vraiment à cran, je les supporte plus.
- Je vois ça. J’ai pas des masses de solutions à te proposer mais si jamais t’as besoin, tu sais où j’habite maintenant.
- Merci meuf.
- Pas de quoi, » répondit-elle en se levant pour lui poser une main sur l’épaule « maintenant si ça te fait rien j’irais bien manger, j’ai la dalle.
- Moi aussi j’avoue.
- Alors on y va. On réfléchira à tes plans de meurtre plus tard. »

Elles descendirent les marches de bois grinçant, traversèrent l’étroit couloir jusqu’au salon et accédèrent à l’espace cuisine où la mère de Rachel semblait être affairée à terminer la préparation du repas. Elles s’assirent toutes les trois et dînèrent en conversant joyeusement. Chloe se détendit. Et se dit que pour la première fois depuis longtemps, cette boule au ventre caractéristique des moments douloureux ne s’était pas installée à table avec elle. Après avoir aidé à débarrasser et ranger la cuisine, les deux adolescentes remontèrent dans l’antre du punk rock.

« Ça te dérange si je mets de la musique ? »

Chloe secoua les épaules.

« Je prends ça pour un non. »

Rachel mit en lecture un disque et sembla avancer jusqu’à une piste particulière. Les premières notes de Fascination Street résonnèrent à un volume tout à fait raisonnable au goût de Chloe.

« T’écoutes les Cure toi ?
- T’aimes pas ?
- La cold wave c’est pas trop mon truc. Mais ce morceau-là ça va.
- Cool !! » s’exclama Rachel en tournoyant sur elle-même jusqu’à son lit.

Elle se laissa tomber dessus les bras en croix avec un soupir plus lourd que le poids du monde. Pendant un instant, Chloe se dit qu’elle aussi semblait en avoir gros sur le cœur. Elle fut néanmoins interrompue dans ses réflexions par la sonnerie de son téléphone. Sa mère. Evidemment. Elle regarda l’écran quelques secondes, hésitant à répondre.

« Tu devrais répondre, sauf si t’as envie de déclencher la troisième guerre mondiale.
- Ma vie est assez merdique comme ça. » marmonna Chloe en décrochant avec une anxiété croissante « Allô ? Oui ‘man. Non je suis pas à la maison. »

Inconsciemment, elle s’était mise à arpenter la pièce sous le regard amusé de Rachel qui, étendue façon modèle sur son lit, observait la scène avec attention. Elle regardait l’agacement de Chloe monter au fil des échanges avec sa mère. Le ton semblait monter lui aussi. Elle se redressa. Son sourire avait disparu.

« Non, je rentre pas ce soir. Je vais bien, je suis en sécurité, je suis pas toute seule, t’as pas à t’inquiéter, personne ne m’a enlevée, tu peux me foutre la paix ? Mais vous me faites chier à être sur mon dos tous les deux !! Si t’as tant envie que je vous respecte, tu pourrais commencer par dire à ton cher David de respecter mon espace privé déjà ! Et puis t’as le droit de me demander mon avis pour retirer les photos de papa, il me semblait que cette maison c’était quand même un peu chez moi aussi. Bonne soirée. »

Elle raccrocha. Au nez de sa mère, présuma Rachel, qui ferma les yeux et inspira profondément. On avait vu mieux en matière de diplomatie.

« Quoi ?
- J’ai rien dit, tempéra Rachel d’une voix calme, mais si je puis me permettre... ta façon de gérer les conflits est peut-être euh. comment dire. brutale ? Je sais ce que tu vas me répondre, que le problème vient d’eux, qu’ils t’écoutent pas, tout ça. T’inquiète. J’ai la même en couleur. »

Chloe resta un moment figée au milieu de la pièce, furieuse statue de haine.

« Allez viens, fit son hôtesse en tapotant le lit à côté d’elle, pose-toi deux minutes et on s’en fume un. Ça te fera du bien.
- Ouais, t’as raison. »

Elle sortit le sachet de sa poche. Les yeux de Rachel semblaient briller d’envie. Le goût de l’interdit.

« Tu sais rouler ?
- Non.
- Ben tu vas apprendre. »

Chloe s’assit en tailleur face à elle et lui montra les gestes, lui expliquant les petites techniques pour bien équilibrer le joint, ne pas fumer que du papier, et Rachel, en élève studieuse, s’exécuta.

« Pour un premier essai c’est pas dégueu. Tu veux peut-être ouvrir la fenêtre, pour éviter que l’odeur reste ?
- Mes parents montent jamais dans ma chambre, mais ouais, pour la fumée au moins. »

Une fois installées, Chloe alluma le joint, le fit tourner quelques instants entre ses doigts avant de tirer consciencieusement dessus. Elle inspira lentement, à pleins poumons, pour profiter de chaque bouffée. Puis elle exhala tout aussi lentement, les yeux perdus dans le vague. Ce simple geste suffisait déjà à la détendre. Elles fumèrent au ralenti, profitant du moment, du silence, des volutes laiteuses qui s’élevaient paresseusement, au gré des respirations de l’une, de l’autre. Les deux jeunes filles appréciaient de ne pas avoir besoin de converser. Quand l’incandescence du joint s’arrêta et que le mégot fut évacué, Rachel rouvrit le dialogue :

« Tu peux aller prendre une douche si tu veux.
- Je dis pas non. J’aime pas trop rester dans les odeurs de fumée.
- Tu m’étonnes. Y’a des serviettes dans le placard de la salle de bain. C’est la deuxième porte sur ta gauche en sortant.
- Cimer. »

Chloe se regarda un bref instant dans le miroir mural de la salle de bain. Elle avait des cernes, les joues légèrement creuses, l’œil terne, les cheveux plats. Pas exactement le genre de visuel qu’elle aimait. Elle se dit qu’il faudrait qu’elle songe sérieusement à se faire tatouer. Elle se tourna. Le bras droit, peut-être ? Une manche jusqu’au cou lui plairait. Elle s’esclaffa en pensant à la réaction qu’auraient ses parents. Ils ne la laisseraient probablement plus jamais sortir jusqu’à la fin de ses études si elle revenait tatouée. Mais Chloe s’ennuyait, à encore essayer de ne pas froisser sa famille. Il était temps qu’elle vive enfin un peu pour elle. Elle promit silencieusement à sa réflexion qu’elle ferait cette manche et tourna le dos au miroir.

Une fois lavée, elle s’aperçut qu’elle n’avait pas pris de vêtements de rechange. Sans trop y réfléchir, elle retourna à la chambre de Rachel en soutien-gorge et culotte. Elle se félicita de s’être souvenue que la chambre de la mère était en bas, mais traversa tout de même le couloir sur la pointe des pieds. Elle se glissa dans le lit de son hôtesse, qui tourna la tête vers elle.

« Tu vas pas te doucher ?
- J’aime pas me laver les cheveux le soir. Je le ferai demain matin.
- T’as pas cours demain ?
- Non. Et toi ?
- Si. Mais du coup non.
- Délinquante.
- Complice de délinquante. »

Rachel rit doucement dans la pénombre. Chloe n’était plus sûre, mais il lui semblait que c’était la première fois qu’elle entendait son rire. Ça n’avait pas le romantisme que la littérature y prêtait, mais elle comprenait pourquoi les auteurs en faisaient tout un foin. Elle rit en réplication.

« Merci, Rachel.
- De quoi ?
- De m’héberger. D’être là.
- Ça devrait plutôt être à moi de te remercier, répondit-elle d’une voix ralentie par les effets du cannabis, j’avais jamais fumé une aussi bonne came. J’suis sur Pluton là.
- T’as l’air. Je peux te filer le contact du mec qui me fournit. Il a de tout. Mais pas de la merde.
- Je t’ai dit que j’achetais pas. Trop risqué.

- Je pourrai pas te fournir toute la vie. Je suis déjà pas assez riche pour m’occuper de moi-même alors si en plus je dois acheter pour deux... En plus le mec est discret. Il donne des noms de code à ses clients. »

Rachel pensa quelques instants au passage où Chloe parlait de la fournir toute la vie. Elle n’avait jamais gardé d’ami-e suffisamment longtemps pour que l’idée ne lui paraisse pas complètement saugrenue. Pourtant, Chloe semblait avoir dit ça avec la plus totale spontanéité. Soit elle n’avait pas prêté attention au sens de ses mots, soit elle l’avait sincèrement pensé. Ou alors, elle était juste raide défoncée, ajouta mentalement Rachel.

« Pourquoi pas, lâcha-t-elle finalement, on n’est jamais mieux servi que par soi-même après tout.
- Te mets pas à dealer.
- Aucune chance. Je veux devenir mannequin, j’ai intérêt à pas avoir de casier.
- Ouais... »

Chloe aurait aimé avoir quelque chose d’intéressant à répondre. Ce n’était pas que la vie de Rachel la laissait indifférente, mais avec la drogue qui lui embrumait le cerveau, tout prenait une importance négligeable. Elle rassembla le peu de force mentale qu’il lui restait pour dire :

« J’suis sûre que tu pourras devenir mannequin.
- Haha, tu crois ?
- Vu comme t’es gaulée, faudrait être aveugle pour te refuser.
- Je vais prendre ça pour un compliment.
- C’en est un. »

Silence lourd, presque gêné. Derrière l’absence de dialogue, les deux jeunes filles cogitaient. Estimant finalement qu’il valait mieux éviter de discuter sous l’effet de la drogue, Rachel suggéra qu’elles dorment. Elles se tournèrent chacune de leur côté. Ce ne fut pas pour autant que le sommeil vint.

« J’arrive pas à dormir, avoua Chloe en brisant le silence.
- Moi non plus.
- Tu veux qu’on s’en refume un ?
- Pas si tu retournes à la douche entre chaque joint, répondit Rachel avec espièglerie.
- La flemme. J’ai juste envie de me défoncer.
- Tant que tu partages... »

Chloe roula rapidement, en pilote automatique. Elles fumèrent sans parler, plus rapidement que la fois précédente. Quand tout fut consumé, elles s’étendirent sur le dos et laissèrent le monde – et le plafond – tourner au-dessus d’elles.

« T’as déjà couché avec quelqu’un ? demanda Rachel sans préambule.
- Wow, c’est brutal comme question !
- T’as le droit de dire non tu sais.
- J’ai déjà couché. Avec un mec. Pas mon meilleur souvenir.
- Tu m’étonnes...
- Et toi ?
- J’ai perdu le compte du nombre de fois. Mais jamais avec une fille.
- Tu voudrais ? »

Nouveau silence.

« Je sais pas. Pourquoi pas. Je suis curieuse. »

Chloe tourna la tête et tenta de concentra son regard sur elle. Difficile avec un deuxième joint aussi chargé.

« Tu veux qu’on essaie ?
- Là comme ça ? Sérieux ?
- Ouais.
- On est trop def pour ça.
- Sûrement. Mais ça pourrait aussi rendre le truc fun.
- Si jamais je dois me faire une fille, je préfère être en pleine possession de mes moyens. J’ai pas envie d’en garder un souvenir altéré. »

Elle ajouta, après un petit temps de pause :

« Mais je note ta proposition. »

Chloe avait pu entendre le sourire au ton de sa phrase. Et quand les effets de la drogue devinrent trop importants pour que la conversation continue, les deux adolescentes s’endormirent.

Les rayons que le soleil dardait en plein sur le lit faute de volets fermés réveillèrent Chloe. Elle entrouvrit un œil, l’esprit encore embrumé, tourna la tête vers la place qu’était censée occuper Rachel pour n’y voir que le drap froissé. Complètement au radar, elle enfila un tee-shirt et descendit l’escalier d’un pas raide. Son hôtesse se trouvait dans la cuisine, vraisemblablement en pleine forme et affairée à cuisiner quelque chose qui crépitait avec enthousiasme dans une poêle. Quand son odorat se réveilla, elle put reconnaître la fragrance caractéristique du bacon qui grille. Rachel la salua joyeusement :

« Salut, la belle au bois dormant. Bien reposée ?
- Ouais... J’ai encore du mal à émerger.
- C’est normal. Assieds-toi, je nous ai fait des œufs au bacon pour le petit-déjeuner. »

Presque épuisée par tant de gaieté au saut du lit, Chloe s’assit docilement. Elle était encore trop loin dans les brumes du sommeil pour le conscientiser vraiment, mais elle était juste contente de retrouver, encore une fois, un repère familier et rassurant de sa vie quotidienne. Les œufs au bacon étaient son monument, son phare dans la nuit qu’elle peinait à chasser, son réconfort de début de journée.

« Sers-toi, lança Rachel par-dessus les crépitements, y’a des toasts dans la corbeille aussi. »

Le petit-déjeuner ne fut pas très bavard ; Chloe était trop occupée à lutter avec cette gueule de bois herbeuse ou à tenter de satisfaire l’appétit caractéristique de l’après-fumette. Elle ne fut complètement fonctionnelle qu’une fois lavée.

« Ça va mieux ?
- Oui, merci pour le petit-dej’, c’était top.
- Alors, c’est quoi ton programme pour aujourd’hui ?
- J’en sais trop rien. Je vais zoner loin de chez mes parents, déjà.
- Tu préfères rester toute seule ou je peux t’accompagner ? »

Surprise que Rachel lui fasse une demande, la réponse de Chloe sembla presque trop abrupte pour être sincère :

« Ah non non aucun souci, tu peux venir !
- T’es sûre ?
- Oui, je pensais juste que tu aurais d’autres trucs à faire.
- Je te l’ai dit : j’ai pas cours, et j’ai pas spécialement de boulot.
- Ok, ça te dit qu’on essaie de se trouver un coin où fumer ? Que je mette pas ta vie en danger à chaque fois qu’on veut s’en rouler un.
- Ahaha, carrément ouais. T’as une idée ?
- Ça se pourrait bien, répondit Chloe avec un sourire espiègle, mais je veux être sûre avant de t’envoyer du rêve.
- Tant de mystère, je me demande ce que tu as en tête. »

Après avoir rapidement préparé leurs sacs respectifs, les deux se mirent en route. La conversation allait bon train mais Chloe changea rapidement d’humeur lorsqu’elle aperçut Frank à l’angle de la rue vers laquelle elles se dirigeaient.

« Merde !
- Un problème ?
- Nan, t’inquiète.
- Tu connais ce type ?
- C’est mon dealer. Et j’ai une ardoise à lui régler.
- Il est plutôt chaud.
- Tu crois vraiment que c’est le problème ?
- Désolée. T’as pas l’argent ?
- Chez mes parents, si. Putain, il m’a vue. Je sais pas ce que je vais faire. »

Frank marcha jusqu’à elles, son air de dealer énervé bien vissé à ses traits.

« J’espère que t’as mon fric, punkette, parce que sinon...
- Bonjour à toi aussi Frank.
- La ramène pas trop, et allonge la monnaie.
- Je... j’ai pas eu le temps de repasser chez mes parents encore.
- Essaie pas de m’enfumer. »

La lame du cran d’arrêt scintilla au bout d’une de ses mains.

« Tu sais ce qu’on fait aux mauvais clients, la miss ? »

Chloe blêmit et recula sans même s’en rendre compte.

« Quand on tient ce genre de business, on aime pas trop les mauvais clients. Ceux qui payent pas, ajouta-t-il en regardant Rachel comme pour expliciter le sous-entendu, on a pas trop envie qu’ils puissent continuer à se fournir.
- Je t’ai dit que j’allais payer !!
- Et ils disent tous ça, quand on commence à leur faire comprendre qu’on plaisante pas.
- Ça te sert à rien de me planter, t’auras jamais ton fric si tu me butes.
- Oh mais j’ai jamais dit que j’allais te tuer, ou peut-être pas toi... »

La lame se tourna vers Rachel.

« Laisse-la hors de ça tu veux ? Elle a rien à voir là-dedans.
- C’est le dernier de mes problèmes, tu vois. Je veux mon fric. Et si saigner ta pote sous ton nez peut te motiver, ça me va. »

Sentant la situation sérieusement s’enliser, Rachel jeta un coup d’œil en biais à Chloe.

« Je vais payer ce qu’elle te doit.
- Rachel arrête.
- Oh, on sait s’entourer à ce que je vois. Tu commences à me plaire, Rachel.
- Combien elle te doit ?
- Trois cent balles. Tarif de nuit, plus l’urgence, plus le retard. Ça chiffre vite. »

Soudainement un peu plus réticente, Rachel grimaça mais sortit la totalité des billets que contenait son portefeuille.

Chloe se demanda où elle avait pu avoir autant de liquide.

« Je savais pas que tu fricotais avec des gosses de riches.
- J’ai gagné cet argent en travaillant, figure-toi. Mais ça doit pas beaucoup te parler.
- Hahaha, et en plus t’as du répondant. Je t’aime bien.
- T’as eu ce que tu voulais Frank, lâcha Chloe d’un air mauvais, alors casse-toi.
- Au plaisir de refaire affaires avec vous les filles. »

Chloe fulminait et se retint à peine de l’insulter de nouveau. Rachel lui attrapa le bras avec une fermeté surprenante et lui fit signe de se taire. Emportée par l’énervement, Chloe tenta de forcer le barrage que faisait la main de Rachel, qui la tira en arrière sans ménagement, presque trop fort. Les deux se fusillèrent mutuellement du regard.

« Je viens de te sauver le cul je te signale. Alors si tu pouvais éviter de nous faire tuer toutes les deux, ça m’arrangerait.
- Mais c’est qu’un gros con !!
- Un gros con qui avait un couteau, cria Rachel plus fort que son interlocutrice, et qui avait l’air d’être carrément cool avec le fait de nous le planter dans le ventre ! Que tu sois énervée contre la planète entière, sans problème, mais là c’est de l’inconscience.
- Et tu voulais que je fasse quoi, que je le laisse nous planter ?
- Tu te fous de ma gueule j’espère ! J’y crois pas, tu trouves encore moyen de la ramener même quand tu pourrais pas avoir plus tort que ça. Tu m’as vraiment saoulée alors tu vas rentrer chez toi, te calmer, et quand t’auras la tête un peu plus froide on en rediscutera. »

Chloe se sentit, pour la première fois depuis longtemps, sincèrement piteuse.

« Merci... de m’avoir avancé l’argent.
- Si tu me respectes un minimum, tu ne me dis pas que tu vas me rembourser. On sait aussi bien l’une que l’autre que t’as pas les moyens de faire ça. »

Rachel s’éloigna. Chloe resta plantée là. Elle revivait la scène en boucle en se disant que dans la majeure partie des cas, sans Rachel pour jouer le rôle de l’ange gardien, elle aurait fini découpée dans une ruelle sombre. Cette pensée lui envoya un frisson dans le dos. Elle rentra chez elle, hagarde, encore en état de choc. Elle se rendait compte qu’elle n’était pas passée loin de la catastrophe. Pour une fois, elle n’alla pas chercher le conflit avec David. Ne fit pas non plus de reproches à sa mère à propos de la mort de son père. Elle monta sans rien dire dans sa chambre, prit son repas à table sans broncher, retourna sans demander son reste méditer sur ce qui venait de lui arriver.

Plusieurs jours passèrent au cours desquels Chloe, de retour à Blackwell, guetta sans trop vouloir l’admettre un signe de la présence de Rachel. L’air de rien, elle commença à se renseigner sur le campus et se rendit compte que tout le monde connaissait Rachel Amber. La coqueluche. L’étudiante modèle, la pote cool ; un vrai ange qui semblait faire l’unanimité dans le bon sens du terme. Chloe surveillait également davantage son téléphone. Elle ne savait pas trop si elle espérait ou redoutait un SMS de Rachel. Finalement, après une semaine à cogiter, elle décida de prendre les devants et de s’excuser en bonne et due forme. Ce n’était pas le meilleur moment de sa vie, mais après ce que Rachel avait fait pour elle, elle se disait qu’elle lui devait au moins ça.

Assise sur son lit adossée au mur, les genoux repliés et une cigarette au coin des lèvres, Chloe commença à taper :
« Désolée pour l’autre fois, je me suis vraiment comportée comme une co– » puis effaça. Trop s’aplatir lui faisait vraiment mal aux dents.
« Salut Rachel. Excuse-moi pour l’autre fois. Ça te dit qu’on s’en grille une ? » non plus. Elle ne voulait pas avoir l’air de prendre ça à la légère.
« Salut. J’espère que tu m’en veux pas trop. » encore moins. C’était un coup à se prendre un « Alors en fait si, je t’en veux, et j’ai plus envie de te parler, bye » en réponse. Chloe s’agaça.
« Salut connasse. Tu me casses les couilles à plus me parler et moi je m’arrache les cheveux sur un message d’excuses à la con que de toute façon tu prendras pas au sérieux. Tout me fait chier et toi avec. Cordialement. » quelque chose lui disait que ce n’était pas spécialement la bonne approche, mais au moins ça lui ressemblait. Elle hésita à envoyer. Avec un soupir lourd comme le poids du monde, elle réinitialisa le message et décida que le dernier essai serait le bon.
« Salut meuf. Faut qu’on discute. En plus il faut toujours que je te montre cette planque dont je te parlais. T’es dispo ce soir ? » le doigt tremblant, stressée comme jamais, elle appuya sur la touche « Envoyer », jeta son portable sur le côté et tira longuement sur sa cigarette.

Le téléphone vibra en réponse peu après. Chloe se précipita pour le déverrouiller mais marqua un temps d’arrêt. Cela reflétait bien la dualité de son état d’esprit face à cette situation. Elle voulait que ce soit résolu, et redoutait que cela se finisse mal. Nerveusement, elle parcourut le message de Rachel qui disait : « Salut. T’es calmée ? Si oui RDV chez moi à 18h. Amène de quoi se détendre stp. » Chloe soupira de soulagement et se laissa tomber. Elle regarda l’heure et réalisa qu’elle allait être en retard si elle ne partait pas dans les cinq minutes. Son sac – que son matériel ne quittait plus désormais – sur une épaule, elle dévala les marches, lança un « Je sors, à plus tard ! » sans se préoccuper de qui réceptionnerait l’information et courut en direction de la maison de Rachel.

Lorsque Chloe arriva, elle n’osa pas être trop effusive et se garda bien d’exprimer son soulagement à l’idée d’être de nouveau acceptée par Rachel. Elle se limita à un sourire maladroit et un petit signe de la main.

« Yo... ?
- Salut, répondit Rachel en expirant la fumée de sa cigarette avec nonchalance.
- Sale journée ?
- Non, rien de bien extravagant. Toi ?
- Ça va. »

Sentant un silence désagréable s’installer, Chloe enchaîna précipitamment :

« Bon, tu veux que je t’emmène à cette fameuse planque ? Vaut mieux y aller de jour.
- Si on peut s’en griller une tranquille une fois là-bas, je te suis jusqu’au bout du monde. »

Elles cheminèrent jusqu’à une décharge où régnait un fatras immense. Le décor de carcasses de véhicules rouillés, d’objets usés, abandonnés, vieillis, planté au milieu d’une forêt donnait à l’endroit un charme atemporel. Il n’y avait que peu de bruit à part le vent dans les arbres. Ça sentait le métal plié, la terre poussiéreuse et ocre. Ça sentait la vie passée, l’histoire. Rachel se mit à tournoyer entre les travées, visiblement enthousiaste.

« Wow c’est carrément top ! J’adore. Comment t’as trouvé cet endroit ?

- Ben... je viens souvent ici quand je m’engueule avec mes vieux. Quand je me sens invisible et mise de côté par tout le monde, voir ces objets que les gens ont sortis de leur vie, je sais pas... ça me fait du bien. »

Le sourire de Rachel s’effaça un peu. Elle avait entendu Chloe se plaindre déjà de nombreuses fois en peu de temps, et elle avait mis ça sur le compte d’une vie familiale un peu tendue, mais n’aurait pas soupçonné une telle souffrance derrière cette crise face aux institutions ou à l’autorité. Elle réalisa que Chloe devait surtout se sentir extrêmement seule et cela lui causa un léger pincement au cœur.

« Y’a une voie de chemin de fer pas loin, faut juste faire attention à pas traverser n’importe comment, des trains passent encore dessus. »

Rachel suivit Chloe à la découverte de ce qui semblait être son vrai chez-elle, écoutant chaque anecdote, chaque petite histoire que Chloe pouvait lui raconter sur cette voiture à la plaque de travers, ou ce lampadaire planté en plein milieu. Finalement, elles arrivèrent à une cabane de béton nu. Chloe y avait déjà disposé quelques petits meubles de fortune : une caisse pour faire table basse, deux vieilles chaises, un cendrier – détail important et pratique – et quelques autres auxquels elle ne prêta plus vraiment attention. Chacune s’assit, communiant en silence. Rachel scrutait à présent l’intérieur des murs, reconnut quelques groupes de rock sur des posters un peu passés. Elle avisa aussi, dans un coin, une inscription au marqueur. Elle se leva pour regarder de plus près.

« Chloe était là ?
- Ouais. Je me dis que j’aurai au moins laissé un souvenir de moi quelque part. J’en ai marre qu’on m’oublie tout le temps.
- T’as un marqueur ?
- Sur la caisse. Pourquoi ?
- Je vais laisser un souvenir de moi sous le tien. Comme ça quand tu viendras ici, tu pourras voir que moi, je me souviens de toi. »

Ce disant, elle écrivit « Rachel était là » sous l’inscription de Chloe, qui se sentait ridiculement émue par un tel geste. Quand Rachel eut fini et reposé le marqueur, elle avait retrouvé son air enjoué et proposa avec entrain :

« On s’en roule un pour fêter mon intronisation dans ta planque ?
- Carrément. »

Fin.