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Titre : La reconnaissance d’une déesse
Auteur : Alegría (Participant.e 9)
Pour : Ligeia (Participant.e 10)
Fandom : La Magnificence des Oiseaux
Persos/Couple : Perle de Jade, Bœuf Numéro 10, Li Kao
Rating : K
Disclaimer : La Magnificence des Oiseaux appartient à Barry Hughart
Prompt : Perle de Jade après qu'elle est redevenue une déesse. Que se rappelle-t-elle de sa vie en tant que Nuage de Lotus, que pense-t-elle de la façon dont elle a été sauvée ? Même si elle ne revoit plus Bœuf Numero 10 et Li Kao, j'aimerais bien que parfois elle leur donne des petits coups de pouce.
Notes : Merci pour l’opportunité d’écrire quelque chose sur ce magnifique roman !
Les oiseaux ont prit leur essor. Ils déposent Perle de Jade au Ciel, aux pieds de l’Auguste de Jade devant lequel elle s’incline respectueusement en remerciement des stratagèmes qu’il a mis en place pour lui permettre de se retrouver elle-même. L’instant d’après, elle bondit sur ses pieds et saute dans les bras du Berger des Étoiles qui court à sa rencontre. Jamais, peut-être, on ne vit deux amants si heureux de se retrouver, ni amour aussi véritable et aussi constant.
C’est un grand jour au Ciel. Cloches, gonds et trompettes résonnent alors que tous les dieux commencent à danser et chanter pour faire la fête à la plus jeune et la plus humble des déesses, enfin de retour parmi eux. C’est un grand jour pour la Chine, qui fête la mort du duc de Ch’in, la fin de ses abominables taxes et de mille ans de massacres et d’exécutions. C’est un grand jour pour le village de Kou-fou, où les cloches résonnent aussi fort qu’au ciel, où des enfants longtemps endormis dansent avec une vigueur que leurs parents n’auraient pas cru possible, et où Bœuf Numéro Dix et Maître Li font la Danse du Dragon en se réjouissant pour la petite déesse. C’est un grand jour pour les oiseaux de Chine, qui pépient, jacassent et hululent leur joie de retrouver leur Princesse tout en déployant leurs ailes chamarrées.
Cependant, une fois l’euphorie des retrouvailles passées, Perle de Jade se sent perdue. Elle a été une petite paysanne anonyme, l’amante du plus doux et gentil des dieux, une déesse mineure partageant sa vie entre Terre et Ciel, puis s’est à nouveau cru mortelle quand elle a été emprisonnée sous l’apparence de Nuage de Lotus. Maintenant qu’elle a retrouvé le souvenir d’elle-même, Perle de Jade se sent saisie d’un étrange vertige. Il est difficile de réconcilier tant de vies différentes en un même corps, même quand on est une déesse. Surtout, peut être, quand on est une déesse. L’immortalité est tellement plus facile à appréhender qu’une vie fracturée où rien n’est jamais certain, sauf en principe la mort. Maître Li dirait que Perle de Jade subit les effets de ce que les mortels nomment une bonne gueule de bois. Il n’aurait pas tout à fait tort, et pourtant, Perle de Jade avec son bon sens paysan est mieux à même de résister au choc que bien des déesses plus renommées.
Elle se souvient avoir été Nuage de Lotus tout comme elle se souvient de la Perle de Jade qu’elle était avant que l’Auguste de Jade ne lui permette de partager l’éternité avec le Berger des Étoiles, comme dans un rêve visible à travers un épais nuage de coton. Les immortels ne peuvent pas plus appréhender ce qu’est une vie mortelle que les mortels, une vie divine. C’est vrai même pour une ancienne mortelle comme Perle de Jade. Il lui est facile de se souvenir de son enfance, parce qu’elle ne se souvient que de celle passée à la campagne avant de rencontrer le Berger des Étoiles, mais elle se souvient de deux vies de femme adulte, dont une qui n’a aucun sens, où elle semble dépourvue de toute volonté propre, même celle de questionner son choix d’époux ou la vie qu’ils menaient. Perle de Jade sait qu’elle a tenté de résister, comme lorsqu’elle a fait don du pendentif du dragon à Bœuf Numéro Dix, mais elle serait bien en peine d’expliquer pourquoi elle n’a jamais lutté ou pourquoi elle a réussi un instant à échapper à l’emprise des sortilèges placés autour d’elle.
Elle est libre à présent, mais elle sent encore le poids de ces chaînes invisibles peser sur ses poignets et son cou. Le reste des dieux, même son cher Berger des Étoiles vit dans un éternel présent rarement troublé par des évènements majeurs. Il l’a pleurée et cherchée tout du long de son emprisonnement, mais maintenant qu’elle est revenue à ses côtés, il est déjà prêt à oublier et sombrer avec elle pour l’éternité dans une douce félicité.
Perle de Jade n’y est pas encore prête, et c’est le reste d’humanité qui parle en elle. Parfois, elle repense à ces moments où elle jouait au lit avec Bœuf Numéro Dix ou Chen le Ladre et à quel point elle s’amusait, ou à une douceur qui n’existe pas dans le Ciel et dont le goût lui manque, même si le goût des nourritures divines lui est infiniment supérieur. Parfois, elle se souvient du bruit des rues sous ses fenêtres, des cris des marchands et des odeurs de tourtes chaudes, et elle est prise du mal du pays. Elle retrouvera tout cela quand viendra le temps de redescendre sur Terre à la fin de la période autorisée par les dieux, mais ce ne sera plus pareil.
Jamais on ne pourra accuser Perle de Jade de se laisser consumer par les regrets ou de ne pas accepter la vie comme elle vient. La petite déesse a trop de bon sens paysan pour ça et les regrets n’ont jamais eu de place dans sa vie. Pourquoi pleurer sur les milles années passées loin de son aimé quand elle peut l’embrasser comme une folle, et pourquoi pleurer sur les amants qu’elle ne reverra jamais quand elle peut entendre leur dévotion depuis le Ciel ? Elle préfère la croquer à pleines dents.
Ce qu’elle peut faire, par contre, c’est montrer sa reconnaissance à ceux qui l’ont aidée, plus ou moins involontairement, durant la quête visant à la libérer. Perle de Jade s’incline devant les Rois Yama pour les prier de laisser Chen le Ladre devenir l’arbre majestueux connu sous le nom de Père la Vertu. Elle raconte la fin de son histoire à Ho le Brimé et s’incline pour le remercier d’avoir gardé son souvenir vivant assez longtemps pour que d’autres la sauvent. Elle s’incline plus bas encore devant Oie des Neiges, Petite Ping et Lune d’Automne, sans rien dire, car aucun mot dans aucune langue humaine ne pourrait traduire le chagrin qu’elle a ressentit en apprenant leur triste destin, ni sa reconnaissance. Alors que les trois suivantes comparaissent devant les Rois Yama, elle ne prononce pas un mot en accusation, ni en leur faveur, mais elle leur ouvre grand ses bras et les portes du Ciel. Elles la serviront dans la mort bien mieux qu’elles ne l’ont fait dans la vie, et Perle de Jade est contente de les avoir à nouveau à ses côtés, mais elle doute d’être jamais capable de reprendre une dame de compagnie humaine. Il y aura toujours un autre Colporteur, un autre Vieux de la Montagne pour essayer de profiter d’elle. Ses prochains séjours terrestres, elle les passera sur une île ou au sommet d’une haute montagne, dans la seule compagnie de ses chers oiseaux. Plus jamais la couronne aux oiseaux ne quittera sa tête.
Aider les morts est aisé, même pour une déesse mineure comme Perle de Jade. Aider les vivants est plus ardu. Il y a des règles, il y a des lois, sur Terre comme au Ciel, auxquels tous sont soumis y compris ou surtout l’Auguste de Jade. Les dieux ne sont pas censés trop intervenir dans la vie des mortels.
Dans cette phrase, le mot « trop » est la clé. Les dieux interviennent tout le temps dans la vie des mortels, que ce soit pour permettre à la bonne personne de monter sur le trône impérial ou aider deux humbles enquêteurs à sauver les enfants de Kou-fou. Parce qu’elle l’a été elle-même, Perle de Jade s’intéresse beaucoup aux mortels. Elle a choisi personnellement Oie des Neiges, Petite Ping et Lune d’Automne quelques décennies après être devenue une déesse, et aidé d’autres mortels au fil des années. Plus d’un paysan lui doit d’avoir retrouvé sa vache grâce à un oiseau pépiant au bon endroit, plus d’une mère de famille pauvre a vu une pie faire tomber un anneau d’or dans son potage.
Perle de Jade est la Princesse des Oiseaux. Ceux qui croient que cela ne lui permet pas d’accomplir des miracles se trompent lourdement, et ses oiseaux gardent toujours un œil sur Bœuf Numéro Dix et Maître Li. Le jour, c’est Alouette qui les observe de loin, et Hibou prend le relais de nuit. Quand ils finissent leur garde, ils viennent raconter à leur Princesse de quoi fut fait la journée du gentil colosse et du vieux sage doté d’un léger défaut de personnalité. Perle de Jade est informée de leurs enquêtes et de toutes les personnes qu’ils aident en chemin et parfois, juste parfois, d’étranges choses se produisent autour d’eux.
Alors que les deux comparses cherchent l’anneau perdu par la fille du duc de Liang qui seul pourrait sauver de la mort cent paysans innocents, un témoin pourrait entendre Bœuf Numéro Dix s’exclamer « Maître Li, ces cygnes font une étrange danse au milieu de l’étang » et Maître Li s’exclamer « Mais c’est bien sûr, l’anneau a du tomber du haut de la falaise et le courant ne pouvait le conduire qu’ici. Plonge, Bœuf Numéro Dix, ou cent innocents perdront leur vie d’ici la tombée de la nuit ! ».
Ulcéré, le prince de Yang, qui les a invité à bord de son navire sans se douter que les deux honorables seigneurs viennent chercher les preuves de sa corruption, fait passer Bœuf Numéro Dix et Maître Li par-dessus bord. Le même témoin pourrait entendre Bœuf Numéro Dix crier pour se faire entendre au-dessus du bruit de la tempête « Maître Li, il me semble entendre l’appel d’un pétrel ! » et Maître Li lui répondre « Chacun sait que le pétrel est le roi des oiseaux des tempêtes. Nage dans cette direction, Bœuf Numéro Dix. Notre salut viendra de là ! ».
Nul n’ignore que l’honorable Fu Chan doit sa sagesse, sa fortune et ses innombrables amis non pas à sa formidable personnalité mais au fait qu’il garde étroitement enfermés dans sa demeure les plus jeunes enfants de ses adversaires politiques. En plein cœur de la Cité Impériale, on peut entendre Bœuf Numéro Dix s’exclamer « Mais Maître Li, si l’honorable Fu Chan garde toujours sur lui la clé de cette prison et qu’il est présentement en train de se promener avec l’Empereur dans les jardins impériaux, jamais nous ne pourrons libérer ces enfants avant que leurs pères déchirés ne proposent le nom de Fu Chan comme ministre des Rites ! » et Maître Li de lever les yeux au ciel « Je sais, Bœuf Numéro Dix, et toi et moi savons de quels blasphèmes il serait capable une fois à ce poste, mais la seule solution serait de surgir devant l’empereur pour s’emparer nous même de la clé, et il ne s’agit pas ici de tromper la Grande Ancêtre. Ah, si j’avais encore mes quatre-vingt dix ans, quatre heures de plus et cent bâtonnets d’encens ! ». Il n’a pas plus tôt prononcé ces mots que des cris retentissent de l’autre coté du mur. Les voilà survolés par une pie qui, comme par mégarde, laisse tomber une clé d’argent très reconnaissable aux pieds de Bœuf Numéro Dix.
Sur la frontière est de l’Empire du Milieu, des centaines de soldats attendent au garde-à-vous des deux côtés d’une ligne invisible dont l’Empereur a décidé qu’elle ne serait pas franchie, et pile sur cette ligne se tiennent Bœuf Numéro Dix et Maître Li. Avant que le premier n’ait pu ouvrir la bouche, le second lève les yeux au ciel. « Je sais, Bœuf Numéro Dix, mais il est plus facile d’arrêter une maladie qui sait compter que la folie des hommes. Ah, si j’avais encore mes quatre-vingt dix ans ! Mais mon cerveau s’atrophie je crois ».
Au Ciel, Perle de Jade lève la main pour appeler Faucon, roi des oiseaux de guerre quand la convocation de l’Auguste de Jade lui parvient. Perle de Jade s’empresse de répondre et d’accomplir les salutations et génuflexions de rigueur.
-Je te défend, déclare l’Auguste de Jade, d’envoyer Faucon aider ces hommes.
Perle de Jade s’incline à nouveau respectueusement.
-J’obéirais aux ordres de l’Auguste de Jade, mais cette humble déesse souhaite lui rappeler ce qu’elle doit à Bœuf Numéro Dix et Li Kao pour sa libération.
-Il n’en est nul besoin. Toi comme moi savons que le cœur de ces hommes est à la bonne place, ou au moins celui du plus jeune. Tu sais toutefois que Corbeau lui même a prophétisé qu’ils se reverraient lors de la grande confrontation avec le Serpent Blanc dans la Caverne des Vents de la Montagne mystérieuse. J’ajouterais qu’ils ne doivent pas se revoir avant et qu’il est inutile de précipiter cet événement.
Perle de Jade s’incline à nouveau, mais elle reste une petite paysanne butée quand elle le souhaite.
-Combien de remerciements doivent les oiseaux de Chine à ces deux hommes, oh Auguste de Jade ? Combien de fois devrais-je m’incliner en remerciement de leurs sacrifices et de ceux de braves hommes comme Chen le Ladre, Ho le Brimé ou le soldat Wan ?
L’Auguste de Jade lève la main pour l’interrompre.
-Mon enfant, j’ai pour toi une affection immense, mais cela fait deux fois que tu proteste contre mon édit et il n’y en aura pas de troisième. Regarde.
Perle de Jade baisse les yeux pour regarder ce qui se passe sur Terre et voit Maître Li tourner la tête pour regarder le ciel au dessus-de lui.
-Pas de faucon ?, s’exclame le vieil homme. Pas de pinçon, d’albatros, d’aigrette ou de mésange ? Pas de grue majestueuse ? Bœuf Numéro Dix, je sens que mon esprit bouillonne et j’ai l’impression de retrouver mes quatre-vingt dix ans ! Difficile d’arrêter une guerre ? Comment pouvais-je être aussi sot ! J’ai dix, vingt, trente idées qui me viennent. Penche-toi, que je grimpe sur ton dos, et au galop !
Six oiseaux s’envolent dans leur sillage, attentifs serviteurs de leur maîtresse. Au Ciel, celle-ci se retourne vers l’Auguste de Jade. Perle de Jade a été humaine, elle aussi, et aurait du se souvenir qu’un homme comme Maître Li ne pouvait se satisfaire que les réponses lui tombent directement dans la main comme autant de clés d’argent.
-Je comprends maintenant, s’incline-t-elle. Mais ce que j’ai fait n’est-il pas comparable à l’aide que d’autres plus sages et puissants que moi leur ont apporté ?
L’Auguste de Jade secoue la tête avec indulgence.
-Il ne s’agissait alors que de causer quelques incidents ayant le potentiel de causer une avalanche, et de dévoiler des réponses qu’un autre avait orgueilleusement cru avoir effacé de la surface de la Terre. Je ne te dis pas de ne plus jamais aider les hommes, mais il y a une différence entre envoyer un pétrel guider deux hommes condamner à mort vers leur salut et leur offrir prémâchée une réponse qu’un vieux matois comme Li Kao aurait pu découvrir après cinq minutes de réflexion poussée ou deux bouteilles d’alcool.
Perle de Jade se rend à la sagesse de l’Auguste de Jade. De ce jour, elle n’est jamais à court de pétrels, de grues ou de perroquets pour guider deux vieux amis vers une côte amie, une terre solide sous les pieds ou l’orée d’une jungle ou des milliers d’hommes sont morts de faim et de folie, mais elle laisse l’esprit acéré de Maître Li et la douce bonté de Bœuf Numéro Dix faire leur œuvre.
Et si Bœuf Numéro Dix découvre parfois une plume au chatoiement iridescent sur son oreiller et si Maître Li se réveille d’une gueule de bois particulièrement intense pour entendre le doux chant d’un oiseau, nul sur Terre ou au Ciel ne trouve rien à redire à cette preuve de reconnaissance de la petite paysanne devenue déesse mineure.
Auteur : Alegría (Participant.e 9)
Pour : Ligeia (Participant.e 10)
Fandom : La Magnificence des Oiseaux
Persos/Couple : Perle de Jade, Bœuf Numéro 10, Li Kao
Rating : K
Disclaimer : La Magnificence des Oiseaux appartient à Barry Hughart
Prompt : Perle de Jade après qu'elle est redevenue une déesse. Que se rappelle-t-elle de sa vie en tant que Nuage de Lotus, que pense-t-elle de la façon dont elle a été sauvée ? Même si elle ne revoit plus Bœuf Numero 10 et Li Kao, j'aimerais bien que parfois elle leur donne des petits coups de pouce.
Notes : Merci pour l’opportunité d’écrire quelque chose sur ce magnifique roman !
Les oiseaux ont prit leur essor. Ils déposent Perle de Jade au Ciel, aux pieds de l’Auguste de Jade devant lequel elle s’incline respectueusement en remerciement des stratagèmes qu’il a mis en place pour lui permettre de se retrouver elle-même. L’instant d’après, elle bondit sur ses pieds et saute dans les bras du Berger des Étoiles qui court à sa rencontre. Jamais, peut-être, on ne vit deux amants si heureux de se retrouver, ni amour aussi véritable et aussi constant.
C’est un grand jour au Ciel. Cloches, gonds et trompettes résonnent alors que tous les dieux commencent à danser et chanter pour faire la fête à la plus jeune et la plus humble des déesses, enfin de retour parmi eux. C’est un grand jour pour la Chine, qui fête la mort du duc de Ch’in, la fin de ses abominables taxes et de mille ans de massacres et d’exécutions. C’est un grand jour pour le village de Kou-fou, où les cloches résonnent aussi fort qu’au ciel, où des enfants longtemps endormis dansent avec une vigueur que leurs parents n’auraient pas cru possible, et où Bœuf Numéro Dix et Maître Li font la Danse du Dragon en se réjouissant pour la petite déesse. C’est un grand jour pour les oiseaux de Chine, qui pépient, jacassent et hululent leur joie de retrouver leur Princesse tout en déployant leurs ailes chamarrées.
Cependant, une fois l’euphorie des retrouvailles passées, Perle de Jade se sent perdue. Elle a été une petite paysanne anonyme, l’amante du plus doux et gentil des dieux, une déesse mineure partageant sa vie entre Terre et Ciel, puis s’est à nouveau cru mortelle quand elle a été emprisonnée sous l’apparence de Nuage de Lotus. Maintenant qu’elle a retrouvé le souvenir d’elle-même, Perle de Jade se sent saisie d’un étrange vertige. Il est difficile de réconcilier tant de vies différentes en un même corps, même quand on est une déesse. Surtout, peut être, quand on est une déesse. L’immortalité est tellement plus facile à appréhender qu’une vie fracturée où rien n’est jamais certain, sauf en principe la mort. Maître Li dirait que Perle de Jade subit les effets de ce que les mortels nomment une bonne gueule de bois. Il n’aurait pas tout à fait tort, et pourtant, Perle de Jade avec son bon sens paysan est mieux à même de résister au choc que bien des déesses plus renommées.
Elle se souvient avoir été Nuage de Lotus tout comme elle se souvient de la Perle de Jade qu’elle était avant que l’Auguste de Jade ne lui permette de partager l’éternité avec le Berger des Étoiles, comme dans un rêve visible à travers un épais nuage de coton. Les immortels ne peuvent pas plus appréhender ce qu’est une vie mortelle que les mortels, une vie divine. C’est vrai même pour une ancienne mortelle comme Perle de Jade. Il lui est facile de se souvenir de son enfance, parce qu’elle ne se souvient que de celle passée à la campagne avant de rencontrer le Berger des Étoiles, mais elle se souvient de deux vies de femme adulte, dont une qui n’a aucun sens, où elle semble dépourvue de toute volonté propre, même celle de questionner son choix d’époux ou la vie qu’ils menaient. Perle de Jade sait qu’elle a tenté de résister, comme lorsqu’elle a fait don du pendentif du dragon à Bœuf Numéro Dix, mais elle serait bien en peine d’expliquer pourquoi elle n’a jamais lutté ou pourquoi elle a réussi un instant à échapper à l’emprise des sortilèges placés autour d’elle.
Elle est libre à présent, mais elle sent encore le poids de ces chaînes invisibles peser sur ses poignets et son cou. Le reste des dieux, même son cher Berger des Étoiles vit dans un éternel présent rarement troublé par des évènements majeurs. Il l’a pleurée et cherchée tout du long de son emprisonnement, mais maintenant qu’elle est revenue à ses côtés, il est déjà prêt à oublier et sombrer avec elle pour l’éternité dans une douce félicité.
Perle de Jade n’y est pas encore prête, et c’est le reste d’humanité qui parle en elle. Parfois, elle repense à ces moments où elle jouait au lit avec Bœuf Numéro Dix ou Chen le Ladre et à quel point elle s’amusait, ou à une douceur qui n’existe pas dans le Ciel et dont le goût lui manque, même si le goût des nourritures divines lui est infiniment supérieur. Parfois, elle se souvient du bruit des rues sous ses fenêtres, des cris des marchands et des odeurs de tourtes chaudes, et elle est prise du mal du pays. Elle retrouvera tout cela quand viendra le temps de redescendre sur Terre à la fin de la période autorisée par les dieux, mais ce ne sera plus pareil.
Jamais on ne pourra accuser Perle de Jade de se laisser consumer par les regrets ou de ne pas accepter la vie comme elle vient. La petite déesse a trop de bon sens paysan pour ça et les regrets n’ont jamais eu de place dans sa vie. Pourquoi pleurer sur les milles années passées loin de son aimé quand elle peut l’embrasser comme une folle, et pourquoi pleurer sur les amants qu’elle ne reverra jamais quand elle peut entendre leur dévotion depuis le Ciel ? Elle préfère la croquer à pleines dents.
Ce qu’elle peut faire, par contre, c’est montrer sa reconnaissance à ceux qui l’ont aidée, plus ou moins involontairement, durant la quête visant à la libérer. Perle de Jade s’incline devant les Rois Yama pour les prier de laisser Chen le Ladre devenir l’arbre majestueux connu sous le nom de Père la Vertu. Elle raconte la fin de son histoire à Ho le Brimé et s’incline pour le remercier d’avoir gardé son souvenir vivant assez longtemps pour que d’autres la sauvent. Elle s’incline plus bas encore devant Oie des Neiges, Petite Ping et Lune d’Automne, sans rien dire, car aucun mot dans aucune langue humaine ne pourrait traduire le chagrin qu’elle a ressentit en apprenant leur triste destin, ni sa reconnaissance. Alors que les trois suivantes comparaissent devant les Rois Yama, elle ne prononce pas un mot en accusation, ni en leur faveur, mais elle leur ouvre grand ses bras et les portes du Ciel. Elles la serviront dans la mort bien mieux qu’elles ne l’ont fait dans la vie, et Perle de Jade est contente de les avoir à nouveau à ses côtés, mais elle doute d’être jamais capable de reprendre une dame de compagnie humaine. Il y aura toujours un autre Colporteur, un autre Vieux de la Montagne pour essayer de profiter d’elle. Ses prochains séjours terrestres, elle les passera sur une île ou au sommet d’une haute montagne, dans la seule compagnie de ses chers oiseaux. Plus jamais la couronne aux oiseaux ne quittera sa tête.
Aider les morts est aisé, même pour une déesse mineure comme Perle de Jade. Aider les vivants est plus ardu. Il y a des règles, il y a des lois, sur Terre comme au Ciel, auxquels tous sont soumis y compris ou surtout l’Auguste de Jade. Les dieux ne sont pas censés trop intervenir dans la vie des mortels.
Dans cette phrase, le mot « trop » est la clé. Les dieux interviennent tout le temps dans la vie des mortels, que ce soit pour permettre à la bonne personne de monter sur le trône impérial ou aider deux humbles enquêteurs à sauver les enfants de Kou-fou. Parce qu’elle l’a été elle-même, Perle de Jade s’intéresse beaucoup aux mortels. Elle a choisi personnellement Oie des Neiges, Petite Ping et Lune d’Automne quelques décennies après être devenue une déesse, et aidé d’autres mortels au fil des années. Plus d’un paysan lui doit d’avoir retrouvé sa vache grâce à un oiseau pépiant au bon endroit, plus d’une mère de famille pauvre a vu une pie faire tomber un anneau d’or dans son potage.
Perle de Jade est la Princesse des Oiseaux. Ceux qui croient que cela ne lui permet pas d’accomplir des miracles se trompent lourdement, et ses oiseaux gardent toujours un œil sur Bœuf Numéro Dix et Maître Li. Le jour, c’est Alouette qui les observe de loin, et Hibou prend le relais de nuit. Quand ils finissent leur garde, ils viennent raconter à leur Princesse de quoi fut fait la journée du gentil colosse et du vieux sage doté d’un léger défaut de personnalité. Perle de Jade est informée de leurs enquêtes et de toutes les personnes qu’ils aident en chemin et parfois, juste parfois, d’étranges choses se produisent autour d’eux.
Alors que les deux comparses cherchent l’anneau perdu par la fille du duc de Liang qui seul pourrait sauver de la mort cent paysans innocents, un témoin pourrait entendre Bœuf Numéro Dix s’exclamer « Maître Li, ces cygnes font une étrange danse au milieu de l’étang » et Maître Li s’exclamer « Mais c’est bien sûr, l’anneau a du tomber du haut de la falaise et le courant ne pouvait le conduire qu’ici. Plonge, Bœuf Numéro Dix, ou cent innocents perdront leur vie d’ici la tombée de la nuit ! ».
Ulcéré, le prince de Yang, qui les a invité à bord de son navire sans se douter que les deux honorables seigneurs viennent chercher les preuves de sa corruption, fait passer Bœuf Numéro Dix et Maître Li par-dessus bord. Le même témoin pourrait entendre Bœuf Numéro Dix crier pour se faire entendre au-dessus du bruit de la tempête « Maître Li, il me semble entendre l’appel d’un pétrel ! » et Maître Li lui répondre « Chacun sait que le pétrel est le roi des oiseaux des tempêtes. Nage dans cette direction, Bœuf Numéro Dix. Notre salut viendra de là ! ».
Nul n’ignore que l’honorable Fu Chan doit sa sagesse, sa fortune et ses innombrables amis non pas à sa formidable personnalité mais au fait qu’il garde étroitement enfermés dans sa demeure les plus jeunes enfants de ses adversaires politiques. En plein cœur de la Cité Impériale, on peut entendre Bœuf Numéro Dix s’exclamer « Mais Maître Li, si l’honorable Fu Chan garde toujours sur lui la clé de cette prison et qu’il est présentement en train de se promener avec l’Empereur dans les jardins impériaux, jamais nous ne pourrons libérer ces enfants avant que leurs pères déchirés ne proposent le nom de Fu Chan comme ministre des Rites ! » et Maître Li de lever les yeux au ciel « Je sais, Bœuf Numéro Dix, et toi et moi savons de quels blasphèmes il serait capable une fois à ce poste, mais la seule solution serait de surgir devant l’empereur pour s’emparer nous même de la clé, et il ne s’agit pas ici de tromper la Grande Ancêtre. Ah, si j’avais encore mes quatre-vingt dix ans, quatre heures de plus et cent bâtonnets d’encens ! ». Il n’a pas plus tôt prononcé ces mots que des cris retentissent de l’autre coté du mur. Les voilà survolés par une pie qui, comme par mégarde, laisse tomber une clé d’argent très reconnaissable aux pieds de Bœuf Numéro Dix.
Sur la frontière est de l’Empire du Milieu, des centaines de soldats attendent au garde-à-vous des deux côtés d’une ligne invisible dont l’Empereur a décidé qu’elle ne serait pas franchie, et pile sur cette ligne se tiennent Bœuf Numéro Dix et Maître Li. Avant que le premier n’ait pu ouvrir la bouche, le second lève les yeux au ciel. « Je sais, Bœuf Numéro Dix, mais il est plus facile d’arrêter une maladie qui sait compter que la folie des hommes. Ah, si j’avais encore mes quatre-vingt dix ans ! Mais mon cerveau s’atrophie je crois ».
Au Ciel, Perle de Jade lève la main pour appeler Faucon, roi des oiseaux de guerre quand la convocation de l’Auguste de Jade lui parvient. Perle de Jade s’empresse de répondre et d’accomplir les salutations et génuflexions de rigueur.
-Je te défend, déclare l’Auguste de Jade, d’envoyer Faucon aider ces hommes.
Perle de Jade s’incline à nouveau respectueusement.
-J’obéirais aux ordres de l’Auguste de Jade, mais cette humble déesse souhaite lui rappeler ce qu’elle doit à Bœuf Numéro Dix et Li Kao pour sa libération.
-Il n’en est nul besoin. Toi comme moi savons que le cœur de ces hommes est à la bonne place, ou au moins celui du plus jeune. Tu sais toutefois que Corbeau lui même a prophétisé qu’ils se reverraient lors de la grande confrontation avec le Serpent Blanc dans la Caverne des Vents de la Montagne mystérieuse. J’ajouterais qu’ils ne doivent pas se revoir avant et qu’il est inutile de précipiter cet événement.
Perle de Jade s’incline à nouveau, mais elle reste une petite paysanne butée quand elle le souhaite.
-Combien de remerciements doivent les oiseaux de Chine à ces deux hommes, oh Auguste de Jade ? Combien de fois devrais-je m’incliner en remerciement de leurs sacrifices et de ceux de braves hommes comme Chen le Ladre, Ho le Brimé ou le soldat Wan ?
L’Auguste de Jade lève la main pour l’interrompre.
-Mon enfant, j’ai pour toi une affection immense, mais cela fait deux fois que tu proteste contre mon édit et il n’y en aura pas de troisième. Regarde.
Perle de Jade baisse les yeux pour regarder ce qui se passe sur Terre et voit Maître Li tourner la tête pour regarder le ciel au dessus-de lui.
-Pas de faucon ?, s’exclame le vieil homme. Pas de pinçon, d’albatros, d’aigrette ou de mésange ? Pas de grue majestueuse ? Bœuf Numéro Dix, je sens que mon esprit bouillonne et j’ai l’impression de retrouver mes quatre-vingt dix ans ! Difficile d’arrêter une guerre ? Comment pouvais-je être aussi sot ! J’ai dix, vingt, trente idées qui me viennent. Penche-toi, que je grimpe sur ton dos, et au galop !
Six oiseaux s’envolent dans leur sillage, attentifs serviteurs de leur maîtresse. Au Ciel, celle-ci se retourne vers l’Auguste de Jade. Perle de Jade a été humaine, elle aussi, et aurait du se souvenir qu’un homme comme Maître Li ne pouvait se satisfaire que les réponses lui tombent directement dans la main comme autant de clés d’argent.
-Je comprends maintenant, s’incline-t-elle. Mais ce que j’ai fait n’est-il pas comparable à l’aide que d’autres plus sages et puissants que moi leur ont apporté ?
L’Auguste de Jade secoue la tête avec indulgence.
-Il ne s’agissait alors que de causer quelques incidents ayant le potentiel de causer une avalanche, et de dévoiler des réponses qu’un autre avait orgueilleusement cru avoir effacé de la surface de la Terre. Je ne te dis pas de ne plus jamais aider les hommes, mais il y a une différence entre envoyer un pétrel guider deux hommes condamner à mort vers leur salut et leur offrir prémâchée une réponse qu’un vieux matois comme Li Kao aurait pu découvrir après cinq minutes de réflexion poussée ou deux bouteilles d’alcool.
Perle de Jade se rend à la sagesse de l’Auguste de Jade. De ce jour, elle n’est jamais à court de pétrels, de grues ou de perroquets pour guider deux vieux amis vers une côte amie, une terre solide sous les pieds ou l’orée d’une jungle ou des milliers d’hommes sont morts de faim et de folie, mais elle laisse l’esprit acéré de Maître Li et la douce bonté de Bœuf Numéro Dix faire leur œuvre.
Et si Bœuf Numéro Dix découvre parfois une plume au chatoiement iridescent sur son oreiller et si Maître Li se réveille d’une gueule de bois particulièrement intense pour entendre le doux chant d’un oiseau, nul sur Terre ou au Ciel ne trouve rien à redire à cette preuve de reconnaissance de la petite paysanne devenue déesse mineure.