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Titre : Et toutes les statues auront son visage
Auteur : Géis (Participant.e 4)
Pour : Le petit tricheur (Participant.e 3)
Fandom : Notre-Dame de Paris
Persos/Couple : Frollo
Rating : T
Disclaimer : Notre-Dame de Paris appartient à Victor Hugo et au domaine public
Prompt : Frollo ->Esmeralda. Canon-divergence où Frollo assiste seul à la pendaison d'Esmerlda. Quasimodo n'est pas là pour le pousser, il ne meurt donc pas à ce moment-là.
• Détails facultatifs :
-Plongée dans la pensée de Frollo et son obsession malsaine pour Esmeralda.
-En voyant Esmeralda succomber, regrette-t-il son acte ou se sent-il complètement dans son bon droit, voire reconnaissant que Dieu lui ôte l'objet de son désir ?
-Toutefois, son obsession ne prend pas fin avec la mort d'Esmeralda. Quelque chose qui le hante pour le reste de sa vie, le rend encore plus fou maintenant que la gitane n'est plus. La souffrance liée à l'obsession est-il telle qu'il commet l'acte ultime de défiance contre Dieu : le suicide ?
-Rapport à la religion : comment a évolué la foi de Frollo ? Considère-t-il que ses actions passées l'ont écarté pour toujours de la voie de Dieu, où la mort d'Esmeralda est-elle vécue au contraire comme une occasion de se raccrocher comme un noyé au christianisme ?
-Peur de l'enfer vs dynamiques auto-destructrices, descente de plus en plus profonde dans la folie.
-Frollo peut conserver de la haine et de la jalousie envers Phoebus. Possibilité d'un scénario extrême où il le tue pour vrai post-canon, et où Frollo meurt pendu au même gibet qu'Esmeralda.
-Pas de happy-end
Notes : J’ai adoré ce prompt aussitôt que je l’ai reçu. J’espère que la réponse te plaira, j’ai essayé d’y intégrer un maximum de tes propositions. Moi de mon côté j’ai besoin d’une bonne douche après avoir frôlé l’esprit dérangé de cet homme-là.


Alors que du haut de Notre-Dame Claude Frollo regardait sur la place de Grève le bourreau porter sur son dos une forme animée vers l’échafaud, il sentit son sang se glacer dans ses veines. Il aurait tout aussi bien pu placer lui-même la corde autour du fin cou qu’on pouvait deviner sous la masse des cheveux sombres.

Malgré lui, Frollo porta sa main à sa bouche pour en ronger nerveusement les ongles. L’autre main se crispa contre la balustrade. C’était trop long. Qu’est-ce que le bourreau attendait pour en finir ? Qu’était-ce ce tumulte au pied de l’échafaud ? Était-ce une autre malheureuse que les gardes conduisaient au supplice ? Se pouvait-il qu’Esmeralda ait échappé à la poigne haineuse de la vieille Gudule ?

Chaque question était un supplice. Frollo n’aurait su dire ce qui serait le pire, Esmeralda vivante et libre, hors de la portée de ses fantasmes, ou Esmeralda mourant sous ses yeux, son corps se tordant dans les affres de l’agonie, trop loin pour qu’il se repaisse une dernière fois de sa beauté. Non. Dieu ne pouvait être aussi cruel. Il devait donner à Frollo son corps ou la certitude de sa mort. Si au moins il pouvait avoir la confirmation que c’était bien Esmeralda là bas sur la place, Froddo serait peut être capable de découvrir ce qu’il désirait le plus entre les deux.

-Dieu, souffla-t-il. Dieu…

Il s’interrompit, incapable de donner sens à sa prière.

Donne-la moi, donne moi au moi au moins son corps, ardent de désir ou glacé comme la tombe, arrache son image de moi, laisse-la me brûler, laisse-moi humer encore son parfum, laisse-moi exciser jusqu’au souvenir de son existence d’à l’intérieur de moi, traîne-la dans l’Enfer dont elle n’aurait jamais du sortir pour me tenter, élève son âme vers Toi, loin de ce monde souillé par le désir abject des hommes, par mon désir, je sais bien qu’elle doit mourir, pour le salut de mon âme, pour que ton serviteur reste ton serviteur, mais pourquoi est-ce que je ne peux pas l’avoir d’abord, pourquoi est-ce qu’elle doit me tenter de la sorte, et si elle doit mourir qu’au moins ce soit sous mes yeux pour qu’elle ne puisse me hanter, pour que je puisse à nouveau poser le pied sur le chemin de pureté que Tu as prévu pour moi, c’est sa faute si elle m’a tenté, pas la mienne, elle seule doit payer le prix de son pêché, l’Égyptienne, la païenne, pas ton serviteur, mais dis-moi juste que c’est bien elle là bas sur l’échafaud.

Un spasme nerveux parcourut son corps. Sa bouche s’ouvrit comme pour laisser échapper un cri ou une prière, mais seul un râle s’en échappa.

-Dieu…

Les mots lui échappant toujours, Frollo leva les yeux pour chercher du réconfort dans le ciel, mais au-dessus de sa tête le ciel était aussi noir que les Enfers et aussi inflexible. Ses épaules se voûtèrent. Si au moins le Ciel lui avait montré son soutien, il aurait eu le cœur plus fort pour affronter la suite.

Sur la place, il y eut enfin du mouvement. Après ce qui lui semblait une infinie attente, le bourreau s’employa enfin à monter à l’échafaud en portant sur son épaule une silhouette inanimée mais d’une blancheur égale aux anges. La corde était déjà attachée à son cou. Un reste de quelque chose qu’il était incapable de nommer s’agita à l’intérieur de Frollo. Amour ? Compassion ? Honte ? Une étincelle de l’humanité que le désir fou que la bohémienne faisait naître en lui avait étouffé peu à peu ? Nul n’aurait su le dire, et certainement pas lui. Il étouffa rageusement cette chose qui s’agitait en lui.

Était-elle morte qu’elle ne bougeait pas ? Mieux vaudrait pour elle que oui. Frollo s’était laissé dire que la mort par pendaison faisait partie des pires. La souhaitait-il pour elle ? Non. Oui. Elle l’avait bien méritée. Elle n’aurait pas du rejeter son offre. Quel homme pouvait accepter d’être repoussé et l’accepter avec sérénité ? Certainement pas Frollo.

Il se mit à genoux sur la balustrade, comme en prière et écarquilla les yeux avec avidité. Il fallait qu’il voie. Il fallait que cette image s’imprime dans son esprit afin qu’il sache, sans que l’ombre d’un doute ne soit possible, qu’il était à jamais libéré du charme d’Esmeralda.

Dans son esprit, il ne faisait plus qu’un avec la corde. Comme elle, il se lovait amoureusement autour du cou fin de l’Égyptienne, lui murmurant de tendres promesses. Puis l’échelle fut repoussée par le bourreau. Tout comme la corde, Frollo enserra de ses mains le cou qu’il avait tant voulu couvrir de baisers avant de s’y enfoncer avec rage. Il l’imagina se noircir et se tordre, tout comme le corps se tordait au bout de la corde. Elle se débattait enfin dans l’agonie, mais la corde ne la laisserait pas s’échapper. Frollo ne la laisserait pas s’échapper. La bohémienne devait mourir. C’était sa volonté. La volonté du Ciel. Elle aurait mieux fait de rester inconsciente ou de se laisser tuer au lieu d’être prise vivante par les gardes. Maintenant, elle payait le prix de sa rébellion contre Frollo et contre le Ciel. Tant pis pour elle. Tant pis pour lui.

Frollo se pencha encore en avant, le souffle coupé. Comme Esmeralda sur sa potence il cherchait à avaler un air qui n’arrivait pas à pénétrer dans ses poumons. Les soubresauts de la pauvre jeune fille se ralentirent. Quelque chose se brisa à l’intérieur de Frollo. Il entendit un bruit répugnant et réalisa que c’était son propre rire.

Le corps supplicié d’Esmeralda cessa finalement de bouger. Son âme quitta silencieusement son corps pour rejoindre l’Enfer ou le Paradis, Frollo n’aurait pas su le dire. Il ne resta sur l’échafaud qu’une pathétique forme blanche dont le vent agitait doucement la robe qui ressemblait à présent à un suaire.

Fini. C’était fini. Dieu merci, il était libéré de la sorcière gitane et de ses charmes infernaux. Le rire de Frollo, diabolique à ses propres oreilles, s’interrompit à son tour. Sa gorge lui faisait mal et ses genoux tremblaient. L’archidiacre passa une main tremblante sur son front couvert de sueur, mais l’immonde vision ne se dissipa pas. Elle était toujours là à se balancer sur la place, et malgré la distance, il était persuadée qu’elle le fixait encore de ses yeux froids et brûlants à la foi qui le défiait pendant qu’elle se refusait à lui. Elle n’aurait pas du. Si seulement elle avait voulu... Frollo se releva avec difficulté, jeta un nouveau coup d’œil vers la place et déglutit. C’était lui qui avait fait ça. Lui qui l’avait tuée.

Lui, lui, lui.

Frollo redressa la tête. Coupable, semblaient lui dire les gargouilles au-dessus de sa tête.
Assassin, grimaçaient les gargouilles sous ses pieds. Meurtrier, pécheur, menteur, criminel, assassin, meurtrier…

Frollo leva un bras vers le ciel chargé de nuages.

-Dieu…

Sa justification mourut sur ses lèvres. Il secoua la tête, se retint à la balustrade pour ne pas tomber et trébucha jusqu’à l’escalier où il dut s’accrocher à nouveau pour ne pas dégringoler jusqu’en bas. Ses genoux tremblaient tant qu’il crut vingt fois tomber la tête la première dans l’escalier plonger dans les ténèbres et s’y briser le cou. Il avait l’impression de descendre l’escalier menant aux portes de l’Enfer. Était-ce qui l’attendait pour avoir tué Esmeralda ? Était-ce ce qu’il méritait ?

Soudain, une lueur tremblotante apparut au bas de l’escalier. Frollo poussa un cri d’effroi et plaça ses mains devant son visage pour se protéger des griffes du Malin. Il trébucha et tomba sur les fesses, mais au lieu des légions infernales, ce fut le visage difforme et inquiet de Quasimodo qui se pencha au-dessus de lui. Frollo comprit immédiatement. Il cherchait Esmeralda.

Il ne la trouverait pas. Personne ne la trouverait jamais plus. Anticipant la question du bossu, Frollo désigna le sommet de l’escalier.

-Dieu… Dieu…

Il ne semblait pas capable de prononcer un autre mot. Il secoua la tête avec frustration. Le visage de Quasimodo fit une grimace étrange comme s’il hésitait entre l’espoir et l’abattement. Il sauta au-dessus de Frollo et courut vers le sommet de la tour. Frollo haussa les épaules. Il arriverait trop tard. Le drame était joué. Lui se redressa et descendit comme dans un rêve le reste des marches, sans même regarder en arrière. Esmeralda appartenait au passé. Frollo était un homme tourné vers l’avenir, tourné vers Dieu. Elle ne le dérangerait plus.

Alors pourquoi le souvenir de ses yeux et de son parfum continuait-il à flotter derrière ses yeux fermés ?



Quand il parvint en bas de l’escalier, Frollo entendit un cri inarticulé se réverbérer dans la cour. L’instant d’après, il entendit un bruit sourd sur le parvis de la cathédrale, puis des cris d’effroi. Frollo sursauta malgré lui. Ainsi il s’était trompé. Le drame n’était pas joué. Il ne serait pas terminé tant que vivrait un seul homme ayant succombé à la magie de l’Égyptienne. Quasimodo mort, il restait donc Phoebus et Frollo lui-même. Il oublia immédiatement le premier, mais sa haine du second se raviva instantanément. Les hommes qui devaient se rincer les yeux avec concupiscence en regardant le corps d’Esmeralda se balancer doucement en place de Grève ne comptaient pas, mais Phoebus avait possédé ce que l’Égyptienne avait refusé à Frollo, son cœur et peut être même son corps. Elle avait voulu se donner au capitaine et c’était tout comme. Cette seule idée rendait Frollo fou.

-Archidiacre ! Le sonneur de cloches ! Il est tombé !

Frollo passa une main dans ses cheveux et essuya la sueur sur son visage. Une fois à peu près certain d’avoir retrouvé l’apparence d’un homme digne et pondéré, il sortit de l’ombre de l’escalier.

-Et après ? Ce n’est pas ma faute.

L’homme qui s’était précipité dans la cathédrale s’arrêta dans son élan.

-Je… Personne ne dit le contraire. Mais que doit-on faire du corps ?

Frollo haussa les épaules.

-Peu m’importe. L’idiot aura bu, ou se sera jeté du haut de la tour pour échapper à sa misérable existence. Le suicide est un péché. Qu’on le jette dans une fosse commune.

-C’est que… le cimetière est loin et le sonneur de cloches pas des plus légers.

-Alors jetez le dans le caniveau. Il sera ramassé au matin par ceux dont c’est le métier. Peu m’importe. Laissez-moi maintenant. J’ai autre chose à faire que de m’intéresser au sort d’un bossu.

Il se détourna pour avancer en direction du cœur. Sans oser le déranger d’avantage, l’importun courut au-dehors pour s’occuper du corps de Quasimodo. Resté seul, Frollo fixa le mur le plus proche.

Ce n’était pas sa faute. Quasimodo avait décidé de s’ôter la vie. La mort d’Esmeralda n’était pas de sa faute non plus. Elle vivrait encore à cette heure si elle avait eu le bon sens de s’offrir à lui. Maintenant ils étaient morts tous les deux. Esmeralda ne vivait plus que dans le souvenir de deux hommes, Frollo et Phoebus. L’archidiacre avait déjà oublié le bossu, mais ses mains se crispèrent rien qu’à penser au capitaine. Il faudrait qu’il s’occupe de ce bellâtre. Lui seul avait le droit de posséder le souvenir d’Esmeralda.

Le capitaine devait mourir. Le capitaine, et aussi tous ces Égyptiens, sorciers, monstres et autres gueux qui constituaient le peuple d’Esmeralda, tant qu’on y était. Une fois que ce serait fait, le calme reviendrait enfin dans Paris. C’était la volonté de Dieu. Qu’était Frollo sinon son serviteur le plus dévot ?

Il leva les yeux pour chercher dans les yeux des Saints la bénédiction de ses actes, mais se recula, terrifié. Au mur, la Sainte Vierge avait les traits d’Esmeralda avec ses grands yeux noirs, ses yeux de flammes qui vous ensorcelaient le plus droit des hommes. Frollo se mit à courir, cherchant du soutien de ses yeux fous, mais sur les vitraux Sainte Marguerite, Sainte Blandine, Sainte Anne et Sainte Barbe, les vierges sages et les vierges folles, toutes avaient les traits d’Esmeralda. Il arriva finalement devant la grande statue de la Vierge, derrière le cœur. Frollo leva vers la statue qui y trônait des mains de suppliant, mais l’Enfant n’était plus dans ses bras et Esmeralda darda vers lui un bras de pierre au doigt vengeur.

-Asile, balbutia Frollo.

-Asile, répéta la Vierge.

-Asile, répéta Sainte Marguerite un peu plus loin .

-Asile, crièrent les Saintes.

Elles parlaient toutes avec la même voix, avec la voix d’Esmeralda.

-Dieu, balbutia Frollo.

La fumée des bougies s’assembla pour évoquer la silhouette agile de la bohémienne.

-Dieu, se moqua-t-elle en imitant son ton. Dieu n’a pas voulu ma mort. C’est toi qui l’a voulu. Tu m’as tuée, Frollo.

-Non. Pas moi. Dieu qui juge et qui venge.

-Dieu. Tu invoques facilement son nom. Dieu n’a pas levé sa main sur Phoebus. Dieu n’a pas désiré mon corps. Dieu n’a pas souillé ce monde et ce sanctuaire de ses pensées abjectes.

-C’est toi qui m’a tenté. Toi la coupable.

-Moi ? Moi qui suit morte innocente ?

-Non. Les femmes comme toi ne sont jamais innocentes. C’est le Diable qui t’a offert à moi. Le Diable qui a forcé ma main. Mais j’ai résisté, diablesse. Tu es morte et mon âme est sauvée, toute entière à Dieu. Toi et le Diable n’aurez rien de moi. Ma foi me sauve !

La Vierge sur son socle de pierre éclata de rire, et c’était encore le rire d’Esmeralda, profond et vibrant comme une flamme.

-Le Diable ? Claude Frollo, le Diable c’est toi.

Frollo fléchit devant son regard accusateur et tomba en arrière sur le sol glacé de la cathédrale, les bras en croix.



Un cri d’inquiétude le ramena à lui.

-L’archidiacre ! Il ne bouge plus !

Un bruit de course répondit à ce cri d’effroi. Frollo n’eut même pas la force de ciller. Ses yeux fixaient toujours la statue de la Vierge. Ils lui faisaient mal, mais pas autant que le regard accusateur d’Esmeralda vêtue des nobles atours de la mère de Dieu. Même si ses yeux le vouaient à la malemort, son sourire invitait toujours au péché. Il asséchait l’intérieur de la bouche de Frollo et enflammait le reste de son corps.

-Il est glacé !

Glacé ? Non. Il brûlait. Tout juste le froid du sol de pierre l’empêchait-il de disparaître en cendres. Son âme ne tenait accrochée à son corps que par un sursaut héroïque de sa volonté.

Depuis combien de temps était-il allongé là ? Il n’aurait su le dire. Des heures, probablement. La chapelle de la Vierge n’était guère fréquentée avant que la matinée ne soit bien avancée, sauf jour de fête. Ces heures, en tout cas, avaient paru des jours, des années, des siècles et elles n’avaient pas suffit car il avait toujours le souvenir d’Esmeralda chevillé au corps.

-Il ne réagit pas. Nous entends-il au moins ?

-S’il est vivant. J’en doute.

-Non, je crois qu’il l’est. À son âge, est-ce que ce serait une attaque ?

-Ou le haut-mal ?

À son âge. Ce qu’il ne fallait pas entendre. Les articulations de Frollo lui faisaient peut être mal, mais son désir et sa ferveur appartenaient à un jeune homme. Sur le mur, Esmeralda dansait avec abandon pour ses yeux seuls. Il poussa un gémissement désarticulé.

Quelqu’un tomba à genoux à côté de lui, bouchant du même coup la vue d’Esmeralda qui dévoilait ses épaules au-dessus de l’autel. Frollo émit un nouveau gémissement de protestation, mais le prêtre qui venait d’arriver l’ignora pour lui prendre le pouls.

-Il vit ! Archidiacre, parlez-nous ! Que vous est-il arrivé ?

Frollo ouvrit la bouche pour parler. Il était soulagé de voir un prêtre. C’était d’un homme de foi dont il avait besoin, quelqu’un pour l’aider à s’arracher aux abysses dans lesquels les griffes du Malin tentaient de l’entraîner. Un prêtre comme lui comprendrait ce qu’il endurait, l’aiderait à lutter contre la tentation qui continuait de le déchirer de l’intérieur. Était-il fou de désirer encore une femme qu’il venait de voir pendue, une femme qui était morte ? Pourquoi Dieu ne le récompensait-il pas d’avoir résisté en arrachant ce désir de son âme ? Pourquoi le Diable et la bohémienne le poursuivaient-ils encore de la sorte ?

La Vierge et les Saintes avaient les traits d’Esmeralda. Était-ce qu’elle était innocente et lui coupable de son vil désir qu’il était ainsi puni en étant poursuivi par elle jusque dans la Maison de Dieu ? Mais non. C’était impossible. Frollo était dans son bon droit en écartant la tentation infernale. Nulle femme n’était innocente du désir qu’elle créait dans les reins des hommes.

-Archidiacre ? Que s’est-il passé ?

Frollo ne réussit à dire qu’un seul mot.

-Dieu.

Le reste de sa phrase se fondit dans un borborygme inaudible.

-C’est bien une attaque, je crois. Mais Dieu a voulu que vous viviez-mon frère. Réjouissez-vous et ne vous inquiétez pas. Nous allons nous occuper de vous.



Il faut croire que Frollo s’évanouit, car quand il rouvrit les yeux, il se découvrit dans son lit et sous ses couvertures, une serviette humide déposée sur son front. La première chose qui vit en les rouvrant ne fut pas le Christ sur son austère croix de bois au mur. La première chose qu’il entendit ne fut pas les cloches de Notre-Dame ou le murmure de la rue sous ses fenêtres. Frollo vit Esmeralda lui sourire et il entendit son rire franc. Il cligna des yeux et réalisa que la femme qui cousait au pied de son lit était la vieille religieuse aveugle qui passait d’habitude le balais sur le parvis de la cathédrale.

Elle aussi avait le visage d’Esmeralda.

Frollo referma les yeux et s’efforça d’ignorer sa présence. C’était difficile. Dans le creux de son oreille, Esmeralda murmurait mille folies. Il vécut des heures atroces. En la voyant pendue, il s’était cru sauvé. Il découvrait d’un coup que sa mort le condamnait. Vivante, Esmeralda pouvait se refuser à lui. Morte, elle alimentait ses rêves les plus fous. Aucune putain ne se serait montrée plus entreprenante. Même les hétaïres de Rome ne pouvaient avoir autant de vices. Les mains de Frollo tremblaient de se crisper sur sa couverture.

Il connut un répit quand la religieuse partit avec son ouvrage, remplacé par un jeune prêtre. Celui-ci crut lui faire plaisir en récitant des hymnes pour l’aider à se rétablir, mais sa voix frêle ne faisait que faire ressortir plus fort l’absence de celle d’Esmeralda. Que ne l’avait-il pas entendu chanter ces hymnes pieux ! Les paroles divines prononcées par ses belles lèvres auraient-elles calmé la ferveur de Frollo ou bien aurait-il tenté de baiser chaque parole sur la bouche si désirable tout en promenant ses mains brûlantes sur un corps qui l’était plus encore ?

De telles pensées occupèrent l’esprit enfiévré de Frollo jusqu’à ce que trois prêtres entrent dans sa chambre. Il lui sembla que la nuit était tombée et que le jour était revenu pendant qu’il luttait et perdait le combat contre ses démons. Les trois hommes poussèrent des chaises pour s’installer près de lui et lui lancèrent des regards graves.

-Allez-vous mieux mon frère ?

-Je me remets.

La voix de Frollo était rauque. Il avait besoin de s’arracher chaque mot de la bouche.

-Vous n’avez pas mangé.

-Je n’ai pas faim.

-Vous n’avez pas bu non plus.

-Je n’ai pas soif.

Les trois hommes échangèrent un regard peiné.

-Cela ne peut pas continuer de la sorte, Claude.

Mi-amusé, mi-agacé, Frollo renifla et secoua la tête. Il savait très bien que les choses ne pouvaient pas continuer ainsi. Il avait tenté de manger, mais la nourriture goûtait comme la peau d’Esmeralda. L’eau aurait le même goût. Il préférait s’en passer et résister à la tentation.

-Mon frère, ce n’est pas raisonnable. Il est bon de faire preuve de dévotion et normal à notre âge de chercher à nous assurer l’accès au Paradis. Mais cette dévotion excessive, cette mortification dans la cathédrale… Ce n’est pas raisonnable, voyons. Vous devriez vous astreindre à… disons, une piété plus mesurée.

-L’extase religieuse et les élans mystiques, c’est bon pour les recluses, pas pour les archidiacres. N’êtes-vous pas d’accord, Claude ?

Frollo hocha la tête et acquiesça à tout sans entendre un seul mot des recommandations des hommes d’Église. Ils ne comprenaient pas. Ils ne comprendraient pas. Ce n’était pas l’extase religieuse que Frollo avait ressenti pendant ces heures de prostration. C’étaient les flammes de l’Enfer. Esmeralda refusait de le quitter. Elle le punissait dans la mort comme elle le punissait de son vivant et Dieu l’abandonnait.

Damné. Il était damné.



Il dut donner des réponses qui satisfirent les prêtres, car Frollo fut laissé seul. Il se leva aussitôt pour aller à la fenêtre et respirer un grand bol d’air frais. Dans la pièce, le parfum d’Esmeralda avait tout envahit, mais à peine la fenêtre ouverte, il comprit que son espoir était vain car la rue aussi sentait comme Esmeralda, la chasteté et le péché le plus abject réunis en une même odeur. Frollo fit un pas en arrière avant de revenir humer malgré lui le parfum honni. Il leva les yeux, mais le Ciel ne lui apporta aucun réconfort. Il les abaissa et dut s’accrocher au chambranle de la fenêtre pour ne pas tomber.

Dans la rue, toutes les femmes avaient le visage d’Esmeralda. Chaque gorge qui se dévoilait un peu au regard du passant avait la rondeur et le teint brun de celle de la gitane. Chaque main avait sa finesse, chaque pas sa souplesse. Dans la chambre, Frollo porta une main à son front.

-Fou. Elle me rendra fou.

Dans la rue, les mille et une Esmeralda tournèrent la tête. Pas pour lever les yeux et le regarder lui, mais pour suivre du regard un homme qui fendait la foule d’un pas vif. Dans la chambre, Frollo dut s’empêcher de sauter par la fenêtre.

C’était lui. L’odieux capitaine qui avait souillé de ses mains le corps d’Esmeralda. Frollo savait à présent pourquoi la gitane le suivait partout. C’était pour lui rappeler son devoir. Frollo devait tuer Phoebus. Le capitaine avait souillé la gitane et allait épouser une autre. Double manque de respect impardonnable aux yeux de Frollo. Lui seul avait le droit de posséder le souvenir d’Esmeralda. Une fois qu’il appartiendrait à lui seul, il serait libre.

Frollo dévala l’escalier, sa main crispée sur un poignard qu’il tenait caché sous son manteau. Il avait déjà raté une fois le bellâtre. Il ne le raterait pas une seconde.

Une fois dehors, il crut qu’il avait perdu Phoebus tant la foule était dense, mais le capitaine dominait la plupart des passants de la tête et des épaules. Traverser la foule se révéla autrement plus difficile. Dans l’état de faiblesse où il se trouvait, Frollo se retrouva plusieurs fois insulté et rejeté en arrière. Propulsé dans une rue perpendiculaire, il changea de stratégie et courut pour rejoindre une rue moins empruntée et devancer le capitaine.

Son pari marcha. Une fois retourné dans la rue principale, il vit le capitaine avançant dans sa direction, une femme à son bras. Elle avait elle aussi le visage d’Esmeralda et contemplait le capitaine d’un air amoureux. La jalousie de Frollo s’embrasa à nouveau. Avec l’énergie du désespoir, il fendit une dernière fois la foule. Le capitaine ne lui prêta pas attention et passa devant lui sans cesser de parler à sa compagne, mais Frollo s’agrippa à sa cape pour l’empêcher de fuir.

-Capitaine Phoebus ?

-Qui le demande ?

-Ne me reconnaissez-vous pas ?

Phoebus arracha sa cape à son emprise. Il ne montra aucun signe qu’il reconnaissait Frollo.

-Que me veux-tu, prêtre ?

-Esmeralda.

-La bohémienne ? Qu’est-ce qu’elle me veut encore, celle-là ?

-Je veux que vous me la rendiez.

Cette fois, Phoebus éclata de rire.

-Que je te la rende ? Comment rendre quelque chose qu’on ne possède pas ?

-Comme ça.

Ses nuits d’insomnies, Frollo s’était souvent reproché d’avoir manqué son coup et laissé en vie l’objet de l’amour de la belle bohémienne. Il avait perfectionné son geste en rêve. Au moment de frapper, sa main ne trembla donc pas. Il leva le poignard et laissa retomber sa main vers sa cible. Phoebus, surpris de voir un prêtre l’attaquer, hésita entre parer l’attaque et mettre en sécurité la femme qui l’accompagnait en la faisant passer derrière lui. Avant qu’il n’ait pu prendre une décision, un passant derrière lui, inconscient du drame qui se jouait, le poussa pour avancer, le mettant en plein sur la trajectoire du couteau de Frollo.

Le sang jaillit. La foule hurla. Le vide se fit autour d’eux. Frollo n’accorda à tout ça aucune importance. Il n’avait d’yeux que pour Phoebus, contemplant avec avidité la lueur de vie qui disparut de ses yeux avant même que le capitaine ne tombe à terre.

Phoebus était mort, mais le travail de Frollo n’était pas terminé. Il s’agenouilla à côté de lui et balafra son visage, encore et encore, jusqu’à ce que le beau visage ne soit plus qu’une sorte de bouillie tuméfiée. Frollo éclata de rire. Esmeralda ne serait plus capable de l’aimer après ça, et il l’avait vengée. Satisfait, il essuya son couteau sur le manteau du capitaine et le laissa tomber par terre. Peut être aurait-il du l’utiliser sur lui-même pour achever le drame, mais le suicide était un péché. Esmeralda l’avait peut être conduit au meurtre, mais son âme se présentait pure devant le Seigneur à l’heure de son jugement.

Dès que le couteau heurta le sol, le bruit autour de lui parvint à nouveau à ses oreilles.

-C’est l’archidiacre !

-Mon dieu, il a tué cet homme !

-Il est fou. Qu’on appelle la garde.

-Pourquoi ? Pourquoi ? Oh Phoebus !

Frollo tourna sa tête vers la femme qui pleurait de la sorte. Elle portait toujours les traits d’Esmeralda. Derrière elle, Frollo pouvait distinguer les statues de Notre-Dame qui les regardaient. Elles aussi avaient les traits d’Esmeralda. Frollo rit à nouveau. Elle ne le laisserait jamais. La sorcière avait du le maudire dans ses derniers instants, le condamnant à l’Enfer. Et bien. Il irait en joyeuse compagnie, car le maudit capitaine y était voué lui aussi. Frollo se redressa et fit un pas vers la femme. Elle fit un pas en arrière et détourna le regard, à moitié pâmée dans les bras d’autres femmes au visage d’Esmeralda.

-C’est pour toi que j’ai fait ça, expliqua-t-il aux multiples visages d’Esmeralda qui se détournaient de lui avec haine ou mépris. Tu es à moi et à moi seul. Aime-moi, Esmeralda. Aime-moi. Dieu le veut. Dieu...

Sa voix s’étrangla dans sa gorge. Quelqu’un agrippa ses mains et les lia devant lui avant de le jeter à terre. Frollo poussa un soupir de soulagement. C’était la garde, qui venait enfin l’arrêter. On allait le juger, le condamner, mais ce n’était que la justice des hommes. Frollo n’avait peur que de celle de Dieu, mais il était calme à présent, car il savait que son âme appartenait à l’Enfer. Ni Esmeralda, ni la Vierge n’avaient pardonné son geste, mais l’Enfer ne lui faisait pas peur, car il y retrouverait Esmeralda. Ils brûleraient ensemble dans le brasier infernal, mais le feu ne lui faisait pas peur. Il la posséderait dans les flammes dans une éternelle étreinte plus brûlante que même les fosses les plus brûlantes des Enfers. Il se fondrait en elle jusqu’à ce qu’ils ne fassent plus qu’un et que ses gémissements de plaisirs remplacent ses hurlements d’agonie.

Frollo ne résista pas quand on l’entraîna vers une le Palais de Justice. Tout juste tendit-il les mains pour attraper la manche d’un de ses gardes.

-S’il vous plaît.

-Lâche-moi, dément.

-S’il vous plaît. La corde qui a pendu Esmeralda. Pendez-moi avec elle.

-Lâche-moi.

-L’Enfer m’attend. Elle m’y attend. Que ce soit elle qui m’y entraîne. Que ce soit ses bras qui m’y fassent descendre.

-Lâche-moi ou je t’assomme !

Le garde l’envoya en arrière d’un coup de pied. Frollo n’en eut cure. Il venait de réaliser qu’ils passaient le long de la façade ouest de la cathédrale et sur le portail de la Vierge, Esmeralda lui souriait d’un air doux. Frollo tendit les mains vers elle.

-Esmeralda, supplia-t-il dans un râle. Esmeralda !

Il ne prononcerait pas un autre mot jusqu’à ce que la corde ne fasse chuter son corps dans les abysses infernaux. Dieu avait quitté son cœur. Il n’y restait plus que le visage d’Esmeralda et l’infernal brasier qui le consumait, mais Frollo n’avait besoin de rien d’autre pour être heureux.

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