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Titre : Os de souris et peau de poulet
Auteur : Écholalie (Participant.e 13)
Pour : Satsuma (Participant.e 6)
Fandom : Contes
Persos/Couple : Baba Yaga
Rating : T
Disclaimer : Baba Yaga appartient au folklore slave
Prompt : Une réécriture de Baba Yaga en une version horrifique et poétique.
Notes : J’espère que ce texte saura te plaire ! Je ne suis pas partie d’un conte en particulier mais ton prompt ne disait pas grand-chose, l’idée de départ de ce texte m’a sauté au visage sans prévenir. Il est peut être plus horrifique que poétique, mais j’ai pris beaucoup de plaisir à l’écrire.


« Baba Yaga
Baba Yaga
De quoi se nourrit-elle ?
D’ailes de sauterelles
Et de cœurs de demoiselles
 »
Il y avait une fois quelque part en Russie une forêt, et à côté de la forêt, il y avait un village, et du village montait une jeune femme vers la forêt et dans sa tête tournait en boucle une chanson censée lui servir d’avertissement, une chanson qui effrayait les sages et dont riaient les sots. Elle n’était pas sotte, Katya Mikhailovna, mais elle avançait quand même vers la forêt, le corps battant. Il n’était probablement pas très sage d’ignorer ainsi les sages conseils de sa grand-mère, mais Katya n’en avait que faire aujourd’hui.
Elle savait ce qu’elle faisait.
Elle n’avait pas le choix.
Malgré tout, elle s’arrêta avant de pénétrer dans les bois. Au village, tout le monde était d’accord pour affirmer que ces bois étaient les plus terrifiants qui soient, même si peu de gens ici avaient voyagé plus loin que le prochain village, celui qu’on apercevait entre deux collines, en tordant le cou. En tout cas, la forêt à l’autre bout de la vallée était bien moins inquiétant et les gens du village voisin avaient bien de la chance de l’avoir. Les arbres y étaient verts et jeunes, et suffisamment éloignés les uns des autres pour que la lumière y entre à foison. Impossible pour le voyageur de s’y perdre.
Leurs bois à eux étaient d’une tout autre espèce, vieux, tordus et noircis. Serrés les uns contre les autres, les arbres semblaient se battre pour accéder au ciel et se disputer pareillement l’eau des rares ruisseaux. Même depuis l’orée du bois, Katya sentait la rancœur qu’ils se vouaient les uns aux autres et qu’ils étendaient à quiconque, homme ou bête, qui osait s’y aventurer et elle resta figée d’effroi. Même Vassili le chasseur, qui était loin d’être un lâche, préférait se tapir à faible distance et tirer sur le gibier qui parvenait à s’en échapper avec sa vie. Il fallait la famine ou le gel meurtrier pour oser venir y chercher bois ou pitance. Léchi, vodianoï, vlkodlak y avaient fait depuis longtemps leur logis.
Seuls les plus courageux ou les plus innocents osaient entrer dans ces bois. Katya Mikhailovna était courageuse, comme l’avait été sa mère, et la mère de sa mère avant elle. La jeune femme raffermit son emprise sur son précieux fardeau. La peur n’aurait aucune emprise sur elle, tant qu’elle le tiendrait tout contre sa poitrine. Katya appela les esprits de sa mère et de sa grand-mère pour qu’elles la protègent sur le chemin et fit un pas en avant.
À peine fut-elle sous le couvert des arbres que tous les sons venus de l’extérieur des bois furent étouffés. Plus de chants d’oiseaux, plus de frémissement du vent sur les blés mûrs. À la place, la fraîcheur du sous-bois, la noirceur des troncs et, surtout, le silence. Même les bruits de pas de Katya et le frôlement de sa robe sur les ronces étaient étouffés, mais elle ne trembla pas et continua à avancer. Elle se dit que la fraîcheur n’était pas si désagréable, après la moiteur étouffante de l’été, que le silence valait mieux que le bruit de la forge et que les dizaines d’yeux qu’elle sentait posés sur elles n’étaient pas pire que les regards des villageois.
Katya Mikhailovna avait bien souvent écouté les histoires de sa grand-mère. Aujourd’hui, si elle n’avait pas peur, c’est qu’elle entendait la vieille femme lui souffler dans l’oreille le chemin à suivre pour atteindre son objectif. La dernière fois qu’elle avait entendu ce récit, elle n’était qu’une enfant qui se réchauffait sur le poêle et écoutait bouche bée et les yeux brillants, pendant que sa grand-mère se brûlait les yeux en tricotant sans cesse. Aujourd’hui, ces histoires pouvaient lui sauver la vie. Ne suis la route que jusqu’à ce que le soleil cesse de frôler ta nuque, puis oublie la. Elle ne ne mènera nulle part de bon. Prend le sentier qu’on devine entre les ronces, celui où nul n’aurait l’idée d’aller se faufiler. Au cœur du roncier, tu trouvera une isba, toute seule, sans porte ni fenêtre. Tu sauras alors quoi faire.
Les ronces déchiraient ses vêtements et se saisirent de ses chevilles pour essayer de la traîner à terre, mais Katya s’arracha à leurs épines et trébucha jusqu’au centre de la clairière. Elle y trouva l’isba, exactement comme dans les histoires avec lesquelles elle avait grandi, et se planta fermement sur ses pieds pour réciter la formule.
-Petite isba dans les bois, tourne toi dos à la forêt et face à moi.
Dans un grondement d’orage, l’isba se souleva hors du sol, dévoilant ses quatre pattes de poulet et se tourna vers elle, dévoilant une porte basse. Katya dut presque s’accroupir pour rentrer, puis se redressa et écarquilla les yeux. Elle avait entendu les histoires, mais voir Baba Yaga et son long nez pointu, occupée à tricotter en s’appuyant sur son unique jambe, aurait soulevé le cœur à n’importe qui.
-Je sens une odeur russe, grinça Baba Yaga d’une voix plus grinçante qu’un millier de rouets. Qui va là ? Mais c’est Katya Alexandraievna !
-Katya Mikhailovna, souffla celle-ci.
Baba Yaga secoua l’air de sa main, faisant fuir les araignées collées au plafond.
-Bah. Qu’est-ce qu’un homme a à voir avec ces questions ? Les femmes de ta famille se prétendent fortes, mais elles continuent de porter des patronymes, comme si elles avaient à se cacher. Tu viens me voir, Katya Alexandraievna, et je suis prête à parier mon pilon que cela à voir avec le fardeau que tu portes.
D’un geste protecteur, Katya ramena le fardeau en question au plus près de son cœur, avant de déglutir et de le tendre au contraire vers la terrible vieille femme pour qu’elle puisse l’observer de plus près.
-Voici Tania Vassilievna.
L’enfant ne broncha pas quand elle posa ses yeux sur la sorcière, même si elle les avait grands ouverts. Baba Yaga lui jeta à peine un coup d’œil, mais son sourire s’élargit. À moitié caché dans l’ombre, ce sourire restait assez terrible pour faire mourir d’effroi les plus forts.
-Tiens ? Tu ne prétends pas qu’elle s’appelle Tania Borissovna ?
Katya trembla. Elle aurait voulu fuir. Ses pieds ne savaient plus comment faire. La route avait été longue et Katya était épuisée et elle refusait d’avoir fait tout ce chemin pour rien. Elle savait de toute manière que pires monstres rôdaient das les campagnes et les villages. Épuisée et déterminée à la fois, elle se laissa tomber sur l’unique autre chaise de la maison.
-Vous savez.
Baba Yaga émit un caquètement qui devait passer pour un rire chez elle. Elle tendit un bras trop long et s’empara d’os de souris qu’elle fit tomber dans sa bouche pour les faire craquer entre ses dents. Katya repensa à la chanson et frissonna. Elle n’aurait jamais du venir, mais elle n’avait pas d’autre choix.
-Le vent me souffle des choses, Katya Alexandraievna. Il m’a parlé de toi. Parle ma fille. Dis-moi le secret qui t’a fait venir chercher l’aide de Baba Yaga et elle verra si elle peut t’aider, et à quel prix.
Baba Yaga avait adopté un ton doucereux auquel Katya n’était pas assez sotte pour se fier. Bien sûr, elle savait qu’il y aurait un prix à payer. Sa mère l’avait fait, et la mère de sa mère. C’était pour cela qu’elle était là. Les femmes de la famille avaient payé le prix demandé par Baba Yaga. Quand Katya leur avait demandé si cela en avait valu la peine, leur regard s’était porté sur le gant qu’elles portaient toutes deux à la main droite, comme Katya elle même le faisaient aujourd’hui. Aucune des deux n’avait dit à Katya le prix qu’elles avaient payé, ni ne l’avait regardé en face en racontant cette partie de l’histoire, mais elles n’avaient mentionné aucun regret. Katya commença à raconter.
-Ma mère a travaillé dur toute sa vie pour que mon futur soit meilleur que le sien et que ma dot soit assez conséquente pour plaire à un homme de bien. C’est Boris, le fils du forgeron qui a demandé ma main. Il était peut-être riche, mais ce n’était pas un homme de bien, même s’il le cachait bien.
-Et toi, Katya Alexandraievna, tu as été si peu reconnaissante des sacrifices de ta mère que ta fille est née d’un autre homme.
Le menton de Katya se leva fièrement et un feu se mit à brûler dans sa pupille.
-Il m’a battu dès le premier jour pour une broutille, cracha-t-elle en défiant du regard Baba Yaga de lui dire comment mener sa vie. Chaque jour il avait une nouvelle chose à me reprocher. Le jour le plus heureux de ma vie est celui où il est parti à la guerre. J’étais en paix avec lui au loin, et oui, j’en ai aimé un autre. Seulement… Je n’avais pas prévu Tania. Au village, personne ne sait qu’elle est née, pas même Vassili. Certaines soupçonnent, peut-être, mais sans avoir de preuves. Heureusement pour moi, Tania est une enfant très sage. Jamais elle ne pleure et mes voisins ne sont jamais venus me poser de questions à son sujet, ni m’accuser de quoi que ce soit. Mais la guerre est finie et Boris n’y est pas mort.
-Et pourtant, tu l’espérais.
Katya ne détrompa pas Baba Yaga et embrassa le front de sa fille. Les larmes qu’elle retenait depuis si longtemps menaçaient de sortir.
-Il va la tuer s’il la voit. Il sera rentré d’ici la moisson.
-Alors tu as très peu de temps et tu t’es dit que tu viendrais me demander de l’aide, comme l’ont fait ta mère, la mère de ta mère et sa propre mère avant elle. Montre-moi ta main.
Katya déglutit, mais déplaça légèrement sa fille pour pouvoir tirer avec ses dents le gant qu’elle portait à la main droite. Elle leva ensuite sa main pour permettre à Baba Yaga de contempler ses quatre doigts déformés, arqués et griffus, et sa peau plissée. C’était moins une main qu’une patte de poulet et une des innombrables raisons qui poussaient son mari à la frapper. Sur ses genoux, Tania tendit deux petites mains parfaites vers la sienne, fascinée.
-Vous êtes une mère, Baba Yaga. Si vous savez ce que c’est de s’inquiéter pour sa fille, vous m’aiderez, tout comme vous avez aidé ma mère et ma grand-mère.
-Oui-da, j’ai fait ça. Quand aux filles, j’en ai eu quarante et une, pas toutes gentilles et silencieuses comme la tienne. Mais les mauvaises filles, j’en ai toujours fait mon affaire. Elles ont reçu ce qu’elles méritaient et continueront de recevoir leur du.
Les yeux de Katya firent le tour de l’isba. Elle était trop petite pour héberger quarante et une filles. Elle se demanda où étaient celles-ci et quel âge elles avaient à présent, mais n’osa pas poser la question. Peut être qu’elle était assez folle pour venir chercher l’aide de Baba Yaga, mais elle ne l’était pas assez pour lui poser des questions personnelles.
-J’ai besoin d’aide, pour Tania. Elle ne peut être à la maison quand mon mari rentrera. Mais il finira par repartir. Il aime trop se battre et la vie au village l’ennuie trop pour qu’il restent bien longtemps.
-Et les hommes aiment trop la guerre pour ne pas trouver de raisons d’en commencer une nouvelle, n’est-ce pas ? À moins que l’autre homme de ta vie ne décide de chasser un autre gibier. Peu importe, après tout. D’ici une semaine, tu seras libre et je peux garder la petite entre temps. Bien sûr, il serait plus facile de me demander de tuer ton mari.
Katya grimaça de répugnance.
-Non ! Je ne veux pas de son sang sur les mains. Qu’il meure de sa propre main, ou de celle de quelqu’un d’autre, mais je ne veux rien avoir avec lui, pas même sa mort.
-Très bien, sourit Baba Yaga. Si tu ne veux pas de son sang sur les mains, tu ne l’auras pas. Il lui arrivera ce qui lui arrivera et moi je m’occuperais de ta fille. Bien sûr, ce service n’est pas gratuit.
Katya inclina la tête. Elle n’en attendait pas moins de la terrible sorcière. Elle s’était préparée à ce moment. Elle avait réfléchi à ce qu’elle voulait et pouvait donner. Si seulement sa mère et sa grand-mère lui avaient dit ce qu’elles avaient négocié avec Baba Yaga, elle pourrait se montrer aussi finaudes qu’elle.
-Que veut-tu, Baba Yaga ? Je peut t’offrir la bague de ma mère, ou les chanson de ma grand-mère. Je peux t’apporter l’eau d’une rivière lointaine ou la rançon d’un roi. Je me débrouillerais.
-Pas besoin de faire autant de manières ni de te vanter, ce n’est pas beau à voir que de croiser une fille trop orgueilleuse. Non, je crois que je vais te demander quelque chose de bien plus simple. Il est rare que j’ai des invités qui puissent me divertir. Quand tu viendra chercher ta fille, tu cuisinera pour moi le plat que je te dirais et tu me tiendras compagnie pendant que je mange, puis tu pourras repartir avec ta fille, si tu la reconnais encore.
Le sourire de la vieille sorcière s’élargit en voyant le visage de la jeune femme se décomposer. Tout lui avait paru si simple. Un instant, elle avait même pensé que Baba Yaga n’était pas si terrible que le disaient les histoires. Mais Baba Yaga était terrible. Baba Yaga ne donnait pas son aide sans raison. Baba Yaga aimait prendre son temps pour tourmenter ses victimes.
Seulement Katya était intelligente et elle portait l’héritage de deux femmes fortes et dures ayant demandé l’aide de Baba Yaga et reçut ce qu’elles en espéraient sans en payer un prix trop élevé. Elle ne perdit pas de temps à demander ce que voulait dire Baba Yaga, persuadée de n’en obtenir que des énigmes et des fausses réponses.
-Je ferais ce que tu me demandes, promit-elle simplement, bien décidée à trouver seule la solution. Laisse-moi juste le temps de lui dire au revoir.
Baba Yaga secoua la main d’un air indifférent.
-Fais. Mais n’abuse pas de mon hospitalité.
Katya se leva et posa sa fille sur la table pour la cacher un instant au regard de Baba Yaga. L’enfant ouvrit de grands yeux et l’écouta attentivement lui donner quelques conseils et lui recommander de bien obéir à Baba Yaga et surtout d’être sage et de s’en faire oubliée. La petite hochait de la tête, mais il n’était pas sûr qu’elle comprenne. Elle était trop petite pour être séparée de sa mère, mais elles n’avaient pas le choix.
Tout en parlant, Katya sortit de la bourse accrochée à sa ceinture l’aiguille qui lui servait à rapiécer les vêtements de l’enfant. Elle plaqua sa main sur sa bouche pour s’assurer de son silence. L’aiguille mordit férocement la peau de son poignet, là où la chair était tendre. Katya s’assura que la marque était assez profonde pour durer, essuya le sang et retira sa main. Tania n’avait pas émis le moindre son. On l’a dit, c’était une enfant sage.
Elle remercia une dernière fois Baba Yaga. Agacée par la lenteur qu’elle mettait à faire ses adieux, Baba Yaga finit par tendre un long bras maigre pour saisir l’enfant, depuis l’autre côté de la pièce où elle se tenait. Se sentant congédiée, Katya recula vers la porte en promettant encore que l’enfant serait sage. La porte s’ouvrit d’elle même.
Juste avant que l’huis ne se referme, Katya crut voir Baba Yaga accrocher l’enfant par le haut de son vêtement à un clou sur le mur tandis que ses araignées tissaient à toute vitesse autour d’elle un cocon de toile solide. Elle courut hors de la clairière tandis que l’isba se retournait pour faire face à la forêt. Et la chanson de tourner à nouveau dans sa tête.
« De quoi se nourrit-elle ?
De souriceaux morts-nés
Et de dents cassées
Baba Yaga,
Baba Yaga
 »
Malgré sa peur en quittant la hutte de Baba Yaga, le pas de Katya se fit plus léger tandis qu’elle retraçait de ses pas la route menant au village. Ne plus avoir à se soucier de garder sa fille cachée, même pour quelques jours, était un indéniable soulagement, malgré tout l’amour qu’elle lui portait. Et si elle ne savait encore comment éviter de tomber dans les pièges que Baba Yaga ne saurait manquer de lui tendre, elle n’avait plus peur. Ce qu’elle avait cru voir au moment de quitter l’isba n’était que des rêves éveillés crées par le manque de sommeil et la légitime inquiétude d’une mère.
Mais…
Mais quand elle arriva en vue du village, une femme leva la main dans les champs pour la saluer et Katya ne la reconnut pas. Mais quand elle croisa le boucher, elle reconnut sa grosse voix de stentor, mais les traits de son visage ne s’imprimaient plus dans son esprit. Mais Katya ne sut à qui elle avait affaire quand sa voisine échangea quelques mots avec elle que parce que celle-ci se tenait sur le pas de sa porte, le balai à la main.
Peut être réussit-elle à croire à un effet causé par la fatigue et l’inquiétude. Peut être parvint-elle à dormir. Katya était peut être une femme intelligente et débrouillarde, mais elle était aussi douée pour s’aveugler elle même. Quoi qu’il en soit, elle se découvrit au matin tout aussi incapable de reconnaître des gens qu’elle connaissait depuis son enfance que la veille. Baba Yaga lui avait dit qu’elle pourrait rentrer avec sa fille, si elle la reconnaissait encore. Maintenant seulement Katya comprenait ce qu’elle avait voulu dire. Elle essaya de se rassurer en se répétant qu’elle avait marqué la peau de Tania pour être sûre de la reconnaître même dans l’obscurité et que les femmes de sa famille avaient toujours trouvé le moyen de tromper Baba Yaga et de surmonter les épreuves qu’elle leur infligeait en échange de son aide.
Le temps de chercher une solution lui manqua. Son mari rentra le soir même, alors qu’elle venait tout juste de cacher les dernières traces de la présence de Tania dans leur maison. Katya ne reconnut pas son visage, mais l’identifia tout de suite à son pas tempétueux et sa voix pleine de promesses de brimades. Nul bien ne lui était venu de cet homme là. Nul bien ne lui en viendrait jamais. Les jours suivants, Katya les passa à fuir ses reproches, ses coups et ses soupçons. Deux fois seulement elle parvint à lui échapper pour chercher son amant, le père de sa fille et chercher auprès de lui un peu de réconfort, voire quémander son aide. Les deux fois, elle erra dans le village sans reconnaître l’homme qu’elle aimait et en ayant l’impression d’être suivie, mais chaque fois qu’elle se retournait, elle ne voyait que des visages dépourvus d’yeux, de bouches, de nez ou de tout signe qui lui aurait permis de les reconnaître.
Elle ne trouva pas Vassili. Par contre, elle avait bien été suivie. Mais cela, Katya ne le découvrit que quand une voisine se précipita chez elle pour lui apprendre que Boris avait cherché querelle à Vasili en l’accusant de lui avoir volé sa femme, avant de lui annoncer dans un même souffle que Vasili était mort et que Boris était en fuite. Incapable de reconnaître la femme à qui elle avait affaire, Katya se laissa tomber sur une chaise. Dans la voix de la commère, elle devinait une cruelle curiosité et la promesse de sa mise au ban du village si les actions de Boris étaient fondés. Elle joua l’épouse atterrée et éplorée, mais ne put lire sur le visage de son interlocutrice si elle croyait à ses dénégations.
Quand la voisine partit, Katya s’effondra pour de bon. Plus de mari pour la battre, mais plus d’amant protecteur non plus. Elle était seule. Ne lui restait que Tania, qui était encore entre les griffes de Baba Yaga. Sans même prendre le temps de mettre un fichu sur sa tête, pieds nus comme au jour de sa naissance, Katya se précipita en direction de la forêt.
Ses pieds étaient en sang avant même qu’elle en atteigne l’orée, mais à l’intérieur, ce fut pire. Ronces et orties s’avançaient à sa rencontre, lui fouettant les jambes jusqu’à la faire crier de douleur. Des branches épineuses se chargeaient de lui arracher les cheveux par poignées entières. Le vent portait vers elle des accusations hurlées par les corneilles et qui dans l’oreille de Katya prenaient les accents de sa mère et de sa grand-mère, chargés de reproches et de dédain moqueur.
Quand elle parvint à la clairière au centre de la forêt, l’isba était déjà retournée vers elle, la porte entrouverte pour l’inviter à rentrer. Katya s’arrêta et essaya de retrouver son souffle. La peur d’entrer dans l’isba la saisit, mais tous les autres choix lui étaient à présents fermés. Elle comprenait à présent, l’orgueil démesuré dont elle avait fait preuve. Elle avait entendu les histoires de sa mère et de sa grand-mère mais ne les avait pas écouté assez attentivement, ou elle aurait saisit l’amertume dans leur voix quand elles lui avaient raconté avoir obtenu de Baba Yaga ce qu’elles voulaient. Leurs bouches se plissaient alors comme en mangeant un plat trop amer. Ce n’étaient pas des femmes heureuses. Fortes, oui, dures, oui, mais d’une force et d’une dureté acquises dans l’échec et pas dans le triomphe. Katya avait cru ce qu’elle voulait croire, entendu ce qu’elle voulait entendre. Aujourd’hui, ne restait qu’à en payer le prix. Tout ce qu’elle pouvait essayer, c’était de faire en sorte que Tania n’ait pas à subir les conséquences des erreurs de sa mère.
Dans la petite hutte, Baba Yaga se balançait sur un vieux fauteuil en tricotant un linceul à partir du fil gris que ses araignées au plafond se pressaient de lui fournir. Le faux sourire débonnaire sur son visage ridé et déformait se tintait de triomphe.
Elle était seule. Tania n’était nulle part en vue.
-Te revoilà donc, Katya Alexandraievna, la salua Baba Yaga sans quitter des yeux son ouvrage.
-Me revoilà, oui.
-As tu eu ce que tu voulais ?
-Jamais mon mari ne pourra reparaître au village. Il n’a pas su que Tania existait. Ma fille vivra. Oui, j’ai eu ce que je voulais.
-Et il a précipité lui même son propre destin, comme tu le souhaitait, ronronna Baba Yaga avec un bruit de torrent de montagne.
Katya hocha silencieusement la tête, le cœur au bord des lèvres et des cendres dans la bouche. Il lui semblait sentir des cordes se resserrer autour de son cou et de ses mains. Elle avait eu ce qu’elle voulait, oui. Elle réalisait qu’elle n’était pas prête à en payer le prix, mais elle devait à présent boire le vin qu’elle avait tiré jusqu’à la lie.
-Vous l’avez fait, réussit-elle à dire entre ses dents serrés pour ne pas vexer Baba Yaga. Merci. Puis-je avoir ma fille à présent ?
-Oh je n’ai rien fait dont tu ne puisse te vanter aussi des résultats.
L’envie était grande de reporter toute la responsabilité sur Baba Yaga. Si elle n’avait pas rendu Katya incapable de distinguer les visages les uns des autres, elle n’aurait pas paru si suspecte à son mari, elle n’aurait pas mis Vassili en danger, elle… Mais il était bien inutile de s’accuser du crime, et puis, c’était Boris qui avait porté le coup fatal, pas elle. Katya retint les remarques acerbes qui lui venaient à l’esprit, tout comme les accusations sous lesquelles elle aurait voulu noyer Baba Yaga.
-Ma fille ?, insista-t-elle.
-Oui, ta fille, la petite Tania Katyaievna. Bien sûr, nous avons passé un marché. Je gardais ta fille et tu cuisinais pour moi. Je dois dire que la petiote a été aussi calme et charmante que tu l’avais promis. Pas une seule fois elle ne m’a dérangé. Je comprends mieux que tu ai voulu la garder éloignée des poings de ton mari. La question est, la reconnaîtra-tu ?
Elle fit un geste de la main. Sur la table bancale, apparurent six toutes petites filles aux joues rondes, vêtues de manière identique. Katya resta un instant figée. Elle ne reconnaissait pas le visage de sa fille. Pire encore, il avait disparu de sa mémoire. Elle s’approcha des six enfants, cherchant le signe qui lui permettrait de reconnaître son enfant. Ne sachant qui choisir, elle prit au hasard un des bébés et lui retourna le poignet. La marque qu’elle avait apposé sur son poignet était là, vibrante comme au premier jour. Katya ouvrit la bouche pour proclamer sa victoire, puis se tut, saisit d’un doute. Trois jours à peine s’étaient écoulés, mais la plaie aurait du se refermer doucement. Elle saisit le poignet du bébé voisin. La même marque s’y affichait.
Katya n’avait pas abusé Baba Yaga. Celle-ci se jouait d’elle.
Impossible cependant de tempêter ou de céder au désespoir quand Tania était en jeu. Katya fit un pas en arrière et commença à fredonner la berceuse préférée de Tania. Si elle ne reconnaissait pas sa fille, celle-ci reconnaîtrait sa mère.
Au prime abord, aucune des petites filles ne réagit et le cœur de Katya continua de se déchirer. Mais alors qu’elle s’apprêtait à reconnaître son échec, l’un des bébés tendit ses mains vers elle en gazouillant, alors que les autres restaient indifférentes à la chanson, ne manifestant même pas un signe de curiosité. Ceux-là n’étaient que des leurres.
-La voilà, annonça-t-elle à Baba Yaga. C’est ma fille.
Les cinq autres bébés se volatilisèrent et cinq araignées remontèrent à toute vitesse vers le plafond. Le sourire disparut des lèvres épaisses de Baba Yaga.
-Tu peux être fière de toi, déclara-t-elle sèchement. Et maintenant, tu m’as promis un repas et je l’espère digne d’un roi. Tu trouveras un poulet dans l’enclos derrière ma cabane. Tue-le, plume-le et coupe-le moi en petits morceaux. Tu trouveras le couteau sur la table
Sa fille serrée tout contre sa poitrine de peur que Baba Yaga ne lui enlève si elle la quittait des yeux, Katya s’exécuta. Le poulet se laissa attraper sans protester et Katya le ramena à l’intérieur. Sur la table, elle trouva effectivement un couteau pour s’occuper du poulet. Habituée à ce travail, Katya l’égorgea sans sourciller puis pluma rapidement le poulet avant d’en couper une aile.
Sur l’assiette, c’est un bras d’enfant qui tomba.
-Continue ton ouvrage, déclara Baba Yaga d’une voix aussi dure que le tranchant d’une faux.
-Je ne le puis. C’est…
-Tu as eu ce que tu voulais. Continue.
Des larmes plein les yeux, Katya coupa la deuxième aile, et un deuxième bras dodu tomba sur l’assiette. Elle coupa les pattes au niveau des cuisses et deux jambes de bébé prirent leur place. Une tache de sang s’élargit sur la table et sur les mains de Katya.
-La tête maintenant.
-Pitié, Baba Yaga.
Un sourcil de la sorcière disparut dans les rides de son front.
-Quel est le problème ? Tu ne voulais pas verser le sang de ton mari et tu ne l’as pas versé. Tu prétendais reconnaître ton enfant et tu n’y es pas parvenue. Tu as accepté de cuisiner pour moi et tu va le faire. Tu croyais vraiment pouvoir t’en sortir sans avoir de sang sur les mains ? Coupe-moi cette tête.
Quand la tête de Tania tomba dans le plat, les yeux grands ouverts, Katya la reconnut cette fois et su que jamais elle ne pourrait repenser à sa toute petite fille sans voir ses grands yeux effrayés et le sang qui gouttait de son cou bien nettement séparé de son corps. Assise sur l’unique chaise, le bébé qu’elle avait cru être le sien s’amusait à gober et recracher un os de souris qu’elle tenait dans sa main droite, celle qui ressemblait plus à une patte de poulet qu’à une main humaine. Sa patte de poulet était identique à celle de Katya.
Dépourvue de toute force, Katya continua machinalement de trancher et de couper la chair qu’elle avait devant elle. Ses larmes s’étaient taries depuis longtemps quand elle poussa le plat vers Baba Yaga.
Les narines de la sorcière frémirent de plaisir. Ses doigts griffus saisirent un petit doigt dodu et le portèrent à sa bouche pour qu’elle le gobe avec délectation. Sous ses dents, l’os se rompit sans peine. Muette et amorphe, Katya resta debout à regarder disparaître un par un chaque morceau qu’elle avait découpé.
Baba Yaga finit par se lécher les dents pour ne gaspiller aucune goutte de sang.
-Voilà un repas délicieux, proclama-t-elle. Digne d’un roi, comme je l’espérais. Je n’en avait pas mangé d’aussi bon depuis que ta mère Alexandra est venue me rendre visite. Je ne t’en ai pas proposé, mais je crois que la viande n’aurais pas été à ton goût. Enfin, je me suis bien divertie et bien nourrie. Je te remercie. Mais tu ne dis rien ? Aurais-tu enfin appris un peu d’humilité, Katya Yagaievna ? Et moi qui t’en pensait incapable ! Tu as des questions, je le lis dans tes yeux, mais tu n’oses les poser. Ne t’ai-je pas dit que je savais quoi faire des mauvaises filles et que les miennes avaient toujours reçu ce qu’elles méritaient pour leur insolence ou leur désobéissance ?
Par réflexe, Katya hocha la tête.
-Et maintenant ?, réussit-elle à murmurer.
-Maintenant ma fille, tu va rentrer chez toi avec la désobéissante petite fille que voici et laisser tout le monde croire qu’Oksana Yagaievna est Oksana Vassilievna, la fille de l’homme que ton mari a assassiné. Je n’ai pas la patience de m’en occuper et de corriger son mauvais caractère, mais toi tu va m’en débarrasser et le faire. Qui sait, si tu l’éduques bien peut être que cette petite peste aura acquis assez de cervelle pour ne pas avoir l’audace de venir quémander mes faveurs et me faire perdre mon temps comme vous l’avez fait toi, ta mère et ta grand-mère. Et tu lui raconteras, n’est-ce pas ? Comment vous avez obtenu de Baba Yaga ce que vous vouliez, en matière d’avertissement pour qu’elle ne fasse pas pareil. Mais les détails exacts ne franchirons pas plus tes lèvres qu’ils n’ont franchis celles de ta mère et de ta grand-mère. Tu ne lui diras pas que tu aurais préféré mourir que de passer ce marché. Et si elle choisis de n’entendre que ce qu’elle veut encore, comme la sotte qui est devant moi, ce sera ton problème et plus le tien. Maintenant, va. Vous m’avez assez fait perdre mon temps toutes les deux et après ce bon repas je crois que je vais voler puis faire une sieste.
Toujours muette, Katya s’empara de l’enfant qui était sa sœur et qui allait devenir sa fille et sortit sans se retourner. Elle ne sentait même pas ses plaies se rouvrir au contact des cailloux du chemin, juste le poids du fardeau qu’elle portait, infiniment plus lourd que Tania ne l’avait jamais été. Elle se mis à courir pour fuir la hutte de Baba Yaga, poursuivit par la vindicte des ronces et le rire mauvais de Baba Yaga qui volait dans son pilon au-dessus de la forêt.
À chaque pas qui l’éloignais de l’isba, des souvenirs plus précis revenaient à la mémoire de Katya. Elle se souvint qu’elle aussi avait regardé elle aussi une femme qu’elle allait apprendre à aimer comme sa propre lère nourrir Baba Yaga des morceaux de sa propre fille. L’insolence qu’elle avait commise pour mériter ce châtiment lui échappait encore, mais dans un ruisseau, elle vit qu’elle avait désormais les yeux secs et froids de sa mère et de sa grand-mère. Puis Oksana se mit à hurler et à tempêter, et elle comprit pourquoi Baba Yaga avait préféré s’en débarrasser. Tout en berçant l’enfant par réflexe pour essayer de la faire taire, elle se mit à chanter. À défaut de pouvoir ordonner à sa nouvelle fille de rester loin de la forêt, elle pouvait toujours essayer de l’avertir de la dangerosité de la vieille femme au fond des bois, même sans prononcer les paroles qui ne pourraient franchir ses lèvres.
« De quoi se nourrit-elle ?
D’os de poulets
Et de rêves brisés
Baba Yaga,
Baba Yaga
 »
D’avance, Katya savait que ses souhaits étaient vains. Et les filles de nos villages feraient bien de se rappeler pourquoi il n’est pas bon d’aller quémander l’aide de Baba Yaga.

Satsuma

Date: 2023-07-23 01:16 pm (UTC)
From: (Anonymous)
Merci pour ce petit conte horrifique, l'essence de Baba Yaga est bien retranscrite dans ton histoire je trouve. Je suis contente que mon prompt t'es inspiré :)

Re: Satsuma

Date: 2023-07-25 03:08 pm (UTC)
From: (Anonymous)
Merci beaucoup !

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