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Titre : Le coupable idéal
Auteur : Géis (Participant.e 4)
Pour : Encre & Chimère (Participant.e 5)
Fandom : Légende arthurienne
Persos/Couple : Mordred, Arthur, Lancelot
Rating : T
Disclaimer : la légende arthurienne appartient au domaine public
Prompt : Dans la légende, Mordred est le traître qui a assassiné Arthur. Mais, et si la vérité se trouvait ailleurs ? Et si, finalement, le roi avait été assassiné par l’amant de la reine qui, ainsi, espérait avoir la femme aimé pour lui seul ?
Notes : Je ne sais si ce Mordred tel que je l’ai écrit est celui auquel tu pensais en proposant ce prompt, mais ce fut en tout cas un plaisir de l’écrire ! J’ai essayé de le rendre sympathique et antipathique à la fois, tu me diras si c’est réussi. Pour les inspirations, je me suis surtout basée sur Malory et la Post-Vulgate, mais en adaptant quelques éléments à ma sauce.


Camlann.

Quand il était descendu de cheval et avait mit pied à terre sur la plaine, Mordred avait frissonné. Quand ses lieutenants s’étaient tournés vers lui, ils avaient tiqué en voyant à quel point son visage avait perdu ses couleurs. Pour ne pas les faire paniquer, Mordred avait prit sur lui. Il avait serré les dents et tranquillement commencé à donner ses ordres pour la bataille à venir. Ses lieutenants avaient semblé rassurés par son attitude calme, mais une heure plus tard, Mordred ne pouvait se défaire de sa première impression.

Celle d’avoir marché sur sa tombe.

De telles impressions ne devaient pas être prises à la légère. Mordred savait comment interpréter ce présage. Il ne quitterait pas la plaine de Camlann vivant. La question était donc de savoir ce qu’il en serait pour son adversaire.

Justement, l’ennemi approchait d’eux de l’autre côté de la plaine. On ne voyait pour l’instant d’eux qu’un nuage de poussière qui grossissait lentement, mais régulièrement. Mordred ignora les commentaires de ses hommes sur le nombre d’adversaires qu’ils devraient affronter et les noms des chevaliers qui protégeaient probablement le roi. Pendant qu’ils essayaient de se rassurer en se rappelant que certains des plus grands des chevaliers d’Arthur étaient déjà tombés au combat ces dernières semaines, Mordred, lui, dégaina son épée et la planta dans le sol avant de mettre un genou à terre.

Son geste lui attira des regards curieux ou goguenards. Mordred avait été accusé de bien des choses dans sa courte existence, mais jamais d’être un homme de foi. Il n’était pas Galahad et avait mieux à faire de ses journée que de chanter les louanges de Dieu, pas plus qu’il ne voyait pourquoi il devrait céder le pas aux hommes de Dieu qui voyageaient sur les routes ou se faisaient ermites au fond des forêts. Certains de ses hommes devaient le penser envahi par la peur et pressé de sauver son âme aux portes du tombeau, mais ceux là le connaissaient bien mal s’ils pensaient ainsi. Ils l’ignoraient tous, car Mordred prenait le plus grand soin à le cacher, mais il était né du pêché le plus odieux. Tous les prêtres le claironnaient à qui mieux-mieux, l’enfant né de l’inceste était d’office voué à l’Enfer. Peu importait ce qu’il ferait de sa vie. Du jour où il avait comprit ça, Mordred avait décidé qu’il n’avait pas de temps à perdre en vaines prières. Ce jour était une exception. Pour la première fois depuis longtemps, il avait une prière à faire, et il espérait qu’elle soit entendue.

Oui, s’il le pouvait, Mordred verrait Arthur mort ou vaincu devant lui avant que la nuit soit tombée. Mais l’eut-on menacé de mort s’il ne révélait pas la vérité, Mordred aurait été incapable de dire laquelle de ses deux options était la plus conforme à ses vœux.

Quand sa prière fut terminée, Mordred resta un instant le genou en terre, à attendre un signe que sa prière avait été entendue et reçue. En vain. Les Perceval et les Galahad recevaient toujours des signes de la volonté d’En-haut, les Gauvain parfois, mais les Mordred jamais. Ce n’était pas lui qui avait été convié à la quête du Graal, même avant que son esprit ne s’assombrisse et son cœur ne noircisse. Ce n’était pas lui dont on chantait l’honneur et les hauts-faits chevaleresques de par tout le royaume, même à l’époque où il y mettait tout son coeur. L’instinct qu’il avait eu en mettant pied à terre serait le seul qu’il recevrait sur la journée qui s’annonçait, soit. Mordred saurait s’en contenter. Il n’avait de toute façon jamais reçu grand-chose de la vie. Il ne comptait pas que les choses changent maintenant qu’était venu le jour de sa mort.

-Tes ordres, Mordred ?, demanda un de ses lieutenants.

Mordred se remit debout et leva un sourcil sarcastique.

-Tu as vraiment besoin que je te donne des ordres ? C’est la bannière d’Arthur en face. Nous sommes à l’aube de la dernière bataille entre nos deux camps, celle qui déterminera de l’avenir de la Bretagne. Préparez les troupes. Dès que l’ennemi sera assez prêt, nous attaquerons.

-Les hommes sont fatigués, protesta un autre lieutenant.

-Peut être qu’ils sont fatigués, mais je vous garantis que ceux d’Arthur le sont plus encore, après que nous les ayons forcé à nous poursuivre jusqu’ici. Et qu’importe qu’il ait auprès de lui les plus preux des chevaliers de Bretagne. Preux ou impie, un chevalier meurt comme n’importe quel homme. Comme vous le disiez, certains l’ont déjà fait, ces dernières semaines.

Son frère Gauvain était parmi eux, mort des suites de son duel avec Lancelot. Mordred se força à réprimer le serrement de cœur qu’il ressentait à ce simple souvenir. Gauvain avait été son préféré parmi tous ses frères. Si seulement il avait choisi le bon camp, et fait le choix de la prudence ! Mais Gauvain avait toujours été plus brave que sage. Au moins, Mordred n’aurait pas à l’affronter en ce jour. Il aurait eu plus de mal à ceindre son épée ce matin si ça avait été le cas. Arthur ne lui était rien, mais Gauvain…

Ses autres frères aussi étaient morts, tués par Lancelot pour avoir cherché à prouvé qu’il trahissait Arthur avec la reine. L’honneur les avait incité à agir, l’honneur et les mots de Mordred qui avaient finis par les convaincre de la justesse de cette cause. Agravain, Gareth, Gaheris… Il ne restait plus de fils à Lot, et plus qu’un seul fils à Morgause. Même les fils de Gauvain étaient morts sous les coups de ce forcené de Lancelot, toujours plus prompt à massacrer ses alliés que ses ennemis. Mordred lui-même n’avait survécu que par chance, ou parce que c’était sa destinée de se tenir en ce jour fatidique à la limite de la plaine de Camlann. Il plissa les lèvres avec amertume. Le sort aimait à s’acharner sur certaines lignées. Ses parents avaient-ils seulement été avertis de la mort de Gauvain ? Probablement pas. Même en abusant de sa monture, un messagers mettrait des semaines à rallier l’Orcanie. Mordred serait déjà mort quand la nouvelle y arriverait. Et quand Lot et Morgause serait avertis de sa mort à lui… Peut être resterait-il à sa mère quelques larmes à lui consacrer. Quand à Lot, mieux valait ne pas en parler.

-Quand même, protesta à mi-voix un soldat de pied non loin de là en interrompant ses souvenirs douloureux. C’est d’Arthur roi de Bretagne qu’on parle.

Mordred ressortit son épée à moitié rengainée et la darda vers l’homme qui avait parlé.

-Arthur le Bâtard n’est plus roi de rien du tout, cracha-t-il. À moins que tu n’aies oublié à qui tu as prêté allégeance ?

L’homme tomba à genoux.

-Pardon ! J’ai parlé sans réfléchir ! C’est juste que… C’était le roi, avant.

Après un moment de silence destiné à faire suer d’effroi le soldat, Mordred rengaina.

-Ne crains rien. Je ne suis pas Arthur, pour punir sans réfléchir ceux qui parlent contre moi. Un roi a besoin d’entendre ce que pensent ses soldats, et comme tu le dis, vous avez longtemps servi Arthur. Il est vrai qu’il fut un grand guerrier, à défaut d’être un grand roi. Je comprends ton inquiétude, mais je ne la partages pas. Nous sommes plus nombreux, et Arthur vieillit. Il nous en as donné la preuve pas son aveuglement vis à vis de Guenièvre. Mais je vous ai promis d’être un meilleur roi que lui, attentif aux conseils de ses sujets et privilégiant la patience aux décisions impromptues, et je compte bien tenir parole. D’ailleurs, tu auras l’occasion de me prouver ton allégeance, tout à l’heure. Peut être en chargeant au premier rang de mes troupes ?

Le soldat n’attendit pas que Mordred change d’avis. Il se releva en balbutiant et s’éloigna à toutes jambes pour se diriger vers le premier rang des troupes, comme Mordred l’avait demandé de lui. Le jeune roi se retourna vers ses lieutenants, l’incident déjà à moitié oublié. Il était temps de mettre au point les derniers éléments de leur stratégie. Il s’était bien trop souvent tenu à côté d’Arthur à la veille d’une bataille pour ignorer quelle stratégie ce dernier allait mettre en place. Par contre, ce dernier n’avait jamais directement affronté Mordred. Cela leur donnait un avantage considérable.

-Arthur aime toujours faire donner la cavalerie sur les flancs avant d’attaquer au centre. Il n’y a pas le temps de faire creuser des tranchées, mais placez des piques à ras du sol, sur les flancs. Et dès que possible, il vous faudra sécuriser cette colline, à gauche. Ce sera un bon point de ralliement pour nos troupes, si nécessaire. Je veux des archers positionnés à l’est, et camouflés, prêts à tirer trois salves dès mon signal, et qu’ils soient prêts à s’arrêter dès qu’il sera temps de pousser notre avantage. Hors de question qu’une flèche perdue atteigne un de nos hommes. Combien de temps avons-nous avant que leurs troupes soient en position ?

-Une heure, peut-être.

-Je veux tous les hommes prêts dans une demi-heure alors. Nous ne serons pas pris au dépourvu. Allez. Exécutez mes ordres.

Quelque chose dans sa voix coupa court aux protestations qu’il s’attendait à entendre surgir. Ses lieutenants s’empressèrent de rejoindre leurs troupes respectives. En quelques minutes, les troupes se passèrent à l’action, arrêtant de contempler silencieusement le nuage de poussière causé par les troupes d’Arthur pour enfin se préparer à l’affrontement. Des ordres fusèrent de tous les côtés. Les archers s’éloignèrent, les hommes de pieds se mirent à couper des branches pour improviser des pièges mortels pour les chevaux de l’armée d’Arthur.

Mordred resta enfin seul. Il remonta à cheval pour donner l’impression qu’il observait les préparatifs et s’apprêtait à mener l’assaut, mais ni sa tête ni son cœur n’y étaient. Il ne pouvait s’empêcher de reporter son regard sur la plaine déserte. La lande était presque belle dans la pâle lueur de l’hiver, quand on oubliait que des hommes s’apprêtaient à la rougir de leur sang.

Ainsi, c’était là que Mordred mourrait. Il y avait pire comme dernière demeure, mais tout cela lui semblait soudain bien vain de mourir ici, si jeune. Il n’avait pas vingt-cinq ans, et pourquoi se battait-il exactement ? Pour un royaume qui aurait pu être sien par naissance, qui avait applaudi son envie de ramener la paix mais qui à peine six mois après son couronnement regrettait déjà Arthur et ses guerres incessantes ? Pour son honneur attaqué de tous les côtés et auquel plus guère de monde ne semblait croire, alors qu’à peine quatre ans plus tôt on l’encensait pour sa droiture ? Mordred prenait peu à peu conscience qu’il n’avait rien à gagner dans cette bataille. Même si par le plus grand des hasards il survivait, il doutait d’être capable de tenir son royaume plus d’un an. On ne le laisserait pas faire. Il s’était fait trop d’ennemis en essayant de rebâtir le royaume sur des bases saines, et la mort d’Arthur allait réveiller des ambitions soudaines.

Les prophéties qu’on lui avait fait s’accomplissaient. Mordred aurait bel et bien été la fin du royaume de Logres tel qu’on l’avait connu. Mais en était-il coupable ? Non. Il n’arrivait pas à se penser coupable de cette fin. D’autres méritaient ce titre. D’autres qui avaient pourfendus de preux chevaliers de la Table Ronde, ce qui, soit-dit en passant, n’était pas le cas de Mordred. Il avait commis quelques infamies et trahisons, était parfois revenu sur sa parole donnée, mais jamais son épée n’avait été rougie du sang de ses frères d’armes. D’autres ne pouvaient en dire autant. D’autres, qui portaient le nom de Lancelot.

Si avant de mourir Mordred pouvait proférer une dernière malédiction, ce serait ce nom là qu’il prononcerait, celui de l’homme qui avait massacré ses frères, sali son honneur et sa réputation et propagé sur lui les pires rumeurs.

-Mordred !

La preuve, même ses hommes le tutoyaient et l’appelaient par son nom au lieu d’utiliser de son titre. Bien sûr, les chevaliers de la Table Ronde en avaient fait de même avec Arthur, mais ils utilisaient son nom avec respect, pas de manière moqueuse, et les chevaliers de Mordred n’atteignaient même pas la cheville de ceux que Lancelot avait occis. Mordred pouvait voir le doute s’installer dans leurs yeux jour après jour. Ils l’avaient acclamé, mais à présent eux aussi se demandaient s’ils avaient choisi le bon roi à suivre. Mordred ne leur avait-il pourtant pas apporté des preuves de sa probité ? Apparemment, celle-ci pesait fort peu à côté des rumeurs de Lancelot.

-Mordred, regarde ! Un messager s’avance sur la plaine.

Il cligna des yeux et tourna la tête pour regarder dans la direction indiquée. Il y avait bien un homme, seul. De l’autre côté de la plaine, le nuage de poussière s’était dissipé, dévoilant les cavaliers et les soldats d’Arthur prêts à s’élancer pour rencontrer ceux de Mordred. Combien mourraient avant la tombée de la nuit ? Combien succomberaient à leurs blessures après trois jours d’agonie, comme le preux Gauvain ?

-Qu’attendez-vous ?, demanda Mordred au soldat qui l’avait apostrophé. Allez-voir ce qu’il veut.

-Seul ?

-Évidemment, seul ! On ne va pas armé à la rencontre d’un émissaire ! Il y a des règles à respecter, ou bien avez-vous tout oublié des codes de l’honneur ?

Mordred crut entendre un ricanement dans son dos, mais il ne se retourna pas pour voir d’où il provenait. S’il gagnait il serait toujours temps de remettre de l’ordre dans ses rangs. Censément, Arthur avait su se faire respecter de tous les guerriers de Logres avant d’avoir passé la vingtaine. Après quelques semaines de campagne, Mordred avait de sérieux doutes.

Il fit un geste du bras. L’homme qu’il avait désigné s’avança enfin à la rencontre du messager qui s’était arrêté juste hors de portée des flèches de Mordred. Ce dernier plissa les yeux pour essayer de reconnaître ses armoiries. Il portait les couleurs de l’ancien roi, mais cela ne voulait pas dire grand-chose, et à cette distance il était impossible de l’identifier à sa taille ou à la couleur de ses cheveux. À qui donc Arthur avait-il confié la tâche de parler à Mordred ? Gauvain mort, qui croyait-il capable de le convaincre ?

Il obtint bientôt sa réponse. Son envoyé revint au triple galop vers lui et n’arrêta même pas sa monture avant de transmettre le message.

-C’est Arthur lui-même ! Il veut parler à Mordred avant la bataille.

Un murmure impressionné traversa les rangs des soldats. Maudit Arthur. Pourquoi fallait-il qu’il ait toujours le beau geste qui le faisait aimer de tous, même après tous ses déboires et ses erreurs qui aurait depuis longtemps du soulever les foules contre lui ? Son cheval renâcla soudain, et Mordred réalisa qu’il avait tiré les rênes trop fort sous l’effet de la colère. Il saignait aussi de la lèvre. Il ne s’était pas non plus rendu compte qu’il s’était mordu jusqu’au sang.

-Il veut me voir ? Très bien ! J’y vais.

-Seul ?

-Vous me croyez moins brave qu’Arthur ? Seul ! Mais si je lève le bras, ordonnez aux archers de commencer à tirer.

-Sur Arthur ?

-Sur ses troupes ! Je me réserve Arthur.

Il lança son cheval au triple galop sans attendre de réponse. Ne restait plus qu’à espérer que ses troupes obéirait à ses ordres. Une bonne partie lui était fidèle, mais trop nombreux étaient ceux qui tremblaient encore à l’idée d’affronter l’ancien roi. Mordred espérait que les uns entraîneraient les autres. De toute manière, ils n’avaient pas le choix. Ils étaient des traîtres aux yeux d’Arthur qui les ferait exécuter s’il gagnait, et Mordred ferait de même s’il emportait la victoire avec ceux qui n’auraient pas cru assez fort en lui. Il n’y éprouverait aucun plaisir, mais le pouvoir d’un roi était à ce prix. C’était une leçon qu’il avait apprise d’Arthur, même si le vieux roi ne l’avait pas toujours mise en pratique lui-même.



C’était bien Arthur qui l’attendait au centre de la plaine de Camlann. Mordred força son cheval à ralentir et s’approcha au pas pour prendre le temps d’observer son « père ». Arthur avait toujours l’œil vif et tenait sa monture d’une main de fer, mais Mordred le trouva changé. Son dos s’était tassé et ses cheveux encore blonds comme les blés quand ils s’étaient dit adieu étaient désormais presque gris. C’était impressionnant à quel point six mois pouvaient changer un homme ! Mordred se demanda quels changement ces six mois de règne avaient causé en lui, combien de rides d’amertume s’étaient inscrites à jamais sur son front et sur le pli de ses lèvres. Il chercha aussi des signes de leur ressemblance physique, mais n’en trouva pas plus entre eux qu’entre Arthur et Gauvain ou Arthur et lui. Ils auraient pu être un oncle et un neveu se retrouvant après une longue absence.

Ils auraient pu. À cette pensée, la honte et la pitié que Mordred auraient pu ressentir finirent de se dissiper. La colère bouillonna à nouveau à l’intérieur de lui, cette colère qui le rongeait depuis que la vérité lui avait été dévoilée. Il était temps de passer à l’offensive.

-Salut à toi, vieil homme ! Que veut le bâtard d’Uther au bâtard d’Arthur ?

Arthur tressaillit. Un sourire mauvais se dessina sur les lèvres de Mordred, le sourire d’Agravain, son frère tombé au service d’Arthur. L’ancien roi avait vacillé. Mordred avait remporté la première manche.

Cependant, son sourire disparut aussitôt de ses lèvres. Arthur avait vacillé. Il ne s’était pas étranglé d’horreur. Il n’avait pas écarquillé les yeux de stupéfaction. Il n’avait pas éclaté de rire devant une affirmation si abominable qu’elle aurait du en devenir risible. Mordred pointa sur lui un doigt accusateur.

-Tu savais !

Arthur baissa les yeux.

-Oui. Pour mon malheur et le tien, pour notre malheur à tous, oui.

-Pour ton malheur !, cracha Mordred. Quels malheurs ma naissance t’a causé ? Non, ne réponds pas. Je vais te dire quels malheurs elle m’a causé, à moi. Ma mère a pensé m’étrangler à ma naissance. Elle ne m’a jamais tenu dans ses bras, ni regardé dans les yeux. Mon « père » en a déduit ce qu’il y avait à déduire. Je ne puis attendre de lui ni affection, ni héritage. Sa cour, et je ne lui donne pas tort, l’a imité dans le traitement qu’il m’a donné. J’ai eu des frères, et je leur en sais gré, mais pas de parents et à peine une patrie. Le seul à part mes frères qui m’ait donné ma chance, c’est mon oncle maternel, et nous savons tous deux à présent pourquoi il a eu pour moi cette bonté, alors ne me parles pas de ton malheur !

Il avait parlé si vite qu’il haletait presque. Il s’interrompit pour reprendre son souffle, en s’attendant à ce qu’Arthur réponde à ses accusations, mais le vieux roi se contenta de fixer le sol.

-Tu n’as rien à dire ?, reprit donc Mordred une fois qu’il se sentit capable de parler sans trembler de rage. Après vingt-cinq ans de mensonges, tu n’as rien à me dire ?

Enfin, Arthur releva la tête pour le regarder directement. Dans ses yeux embués de larmes, Mordred pouvait lire la pitié et le regret, mais les larmes dans les siens étaient des larmes de rage.

-Pardon, Mordred. Pardon, mon fils.

-Ton fils ! Tu n’as pas de fils, pas plus que je n’ai eu de père ou de mère. Je ne t’autorises pas à me donner ce nom, pas plus que je te donnes le titre de père. Si tu meurs aujourd’hui, tu ne laisseras pas d’héritage. Des os et des cendres, Arthur ! Voilà ce qu’il resteras de tes rêves pour Logres !

-Je ne me bat pas aujourd’hui pour mon héritage, protesta Arthur.

-Tant mieux, car il ne vaut rien ! Quel roi as-tu été, Arthur ? Un piètre roi, n’en déplaise aux poètes que tu n’as que trop écouté ! Qu’as-tu fait, comme roi, à part guerroyer ? Tu as repoussé l’envahisseur saxon, mais laisse-tu le royaume en meilleur état que tu l’as trouvé ? Quelles lois as-tu écrites pour protéger ton peuple ? As-tu défendu la veuve et l’orphelin, comme tu nous as enjoint de le faire ? As-tu défendu ta propre sœur contre les assauts de rois arrogants ?

-J’ignorais alors…

-Des excuses, le coupa Mordred. Tu es le roi des excuses, et de rien d’autre.

Si Arthur essayait de lui apporter des explications, Mordred l’égorgeait sur place. Il n’avait jamais su ce qui s’était passé, et ne voulait pas le savoir. Dans le meilleur des cas, les deux ignoraient qui ils étaient ou étaient trop ivres pour s’en rendre compte. Dans le pire des cas… Mordred aurait eu besoin de ses deux mains pour calculer le nombre d’ermites et de vieux fous qui lui avaient suggéré qu’Arthur avait forcé sa sœur, ou Morgause son frère. Mieux valait ne pas y penser. Il deviendrait fou, s’il s’y essayait.

-Je ne sais même pas pourquoi j’ai accepté cette rencontre, murmura-t-il. Nous ferions mieux de nous massacrer de suite, et nos armées avec. Tu n’as rien à me dire que je veuille ou que j’ai besoin d’entendre. Quand à moi, je tenais juste à te dire que je penses tout cela depuis longtemps et que je suis effaré de la direction que tu as donné à ton règne. Fais-nous la grâce de mourir aujourd’hui, Arthur, et je te montrerais tout cela moi-même.

Il commença à faire volte-face à son cheval, mais Arthur interrompit son mouvement en posant la main sur son bras. Mordred grinça des dents. Arthur vieillissait peut être, mais sa poigne était toujours aussi dure que le fer. Comme le disaient les légendes naissantes à son sujet, c’était bien la poigne d’un ours.

-Ne me demanderas-tu pas pourquoi je t’ai confié mon royaume en mon absence ?

Sa question figea Mordred plus sûrement que l’avait fait sa main. Cette question, combien de fois se l’était-il posée ces six derniers mois ? Tous les soirs, quand il posait sa tête sur l’oreiller et qu’il se demandait s’il était capable d’assumer ce rôle. Le reste du temps, il était trop fatigué et avait trop de choses à faire pour y penser.

-Parce que je suis ton neveu, je suppose. Ce n’est pas comme s’il t’en restait beaucoup après que Lancelot les ai trouvé sur son chemin en quittant la chambre de ta femme. Sais-tu qu’il était en chemise quand il l’as quitté, mais qu’il a quand même trouvé moyen d’arracher son épée à Gareth avant de l’éventrer avec ?

Arthur détourna la tête. Mordred vit un éclair de culpabilité passer dans ses yeux. Il serra les dents. Ce n’était pas assez, pour la mort de ses quatre frères. Il réalisa soudain que sa main frottait inconsciemment sa poitrine, là où Lancelot l’avait frappé du même coup qui avait tué Gaheris. Son frère avait été décapité net. Mordred n’avait pas eu cette chance. Il avait passé les deux semaines entre la vie et la mort, pendant qu’Arthur hésitait à poursuivre le coupable ou prétendre n’avoir rien vu, une fois de plus. Pour tout le monde, peut être aurait-il mieux valu que Lancelot vise mieux. Mordred aurait préféré mourir avec ses frères plutôt que de leur survivre à tous. Il se força à arrêter son geste et à reprendre ses rênes en main.

-J’aurais pu confier le royaume à Gauvain, reprit Arthur d’une voix faible qui butta sur le nom de son neveu préféré.

-Mais tu ne l’as pas fait parce qu’il est déjà l’héritier de Lot son père, lui, et surtout parce qu’il est… était trop bon guerrier pour te priver de sa présence à tes côtés. Grand bien t’en as prit, il en est mort. Merci, Arthur, de m’avoir privé d’un frère de plus.

-Je pleure ton frère depuis l’instant où j’ai appris sa mort, reprit gravement Arthur. Je lui avais dit pourtant de ne pas affronter Lancelot une deuxième fois. J’aurais voulu être là à son enterrement et lui témoigner tout mon respect. Mais je crois que tu n’étais pas là non plus quand on l’a mis en terre.

-Non. J’ai enterré suffisamment de mes frères, et j’étais occupé à gérer le royaume de Logres à ta place.

-Mon royaume de Logres, oui. Mordred, tu dois me croire, tes frères aînés seraient ils encore de ce monde que c’est quand même à toi que je l’aurais confié. N’ayant pas de fils légitime, c’est à toi que je voulais qu’il revienne, à ma mort. J’aurais voulu pouvoir t’aimer comme un père, mais nous savons tous deux que c’était impossible. Au moins ton oncle pouvait-il te laisser l’héritage que ton père ne pouvait t’accorder. J’aurais pris une autre décision, si j’avais su le peu de soin que tu prendrais de mon royaume.

Les premiers mots d’Arthur étanchèrent en Mordred une soif qu’il ne se savait pas ressentir. Son père, Arthur, l’estimait donc un peu ? Mais les dernières paroles de l’ancien roi étouffèrent aussitôt cet espoir dans le berceau. Non, il ne l’estimait pas, et il n’avait pas prit le temps de constater l’efficacité des mesures prises par Mordred après son débarquement avec ses troupes. C’était tout Arthur ça, de passer à l’action sans prendre le temps de réfléchir. Le cœur de Mordred, déjà dur comme l’acier, se couvrit d’une gangue de pierre.

-J’avais donc bien raison, nous n’avons plus rien à nous dire.

Arthur ne relâcha pas son emprise sur son bras. Toute trace de regret ou de honte avait disparue de son visage, remplacé par un froid glacial.

-Si. Je suis revenu de ma campagne en Armorique à toute vitesse en apprenant ce que tu avais fait. J’ai retenu mes hommes qui sont avides d’en découvre avec toi le temps de te poser une question, une seule : Mordred, qu’as-tu fait de ma femme ?

L’angoisse était palpable dans sa voix, mais Mordred venait de décider qu’il n’avait plus de cœur. Il éclata de rire.

-Guenièvre ? Qu’est-ce que j’en sais, moi ?

-Ne me mens pas Mordred ! J’ai entendu…

D’un geste vif, Mordred s’arracha à l’emprise d’Arthur. Lui aussi avait entendu ces rumeurs, et il savait quelle bouche les avait proféré en premier.

-Ta femme, tu aurais du te demander où elle était il y a quinze ans, quand elle a commencé à sauter dans le lit de Lancelot et à l’inviter dans le sien. Tu aurais du te demander où elle était le jour où mes frères et moi nous tenions devant sa porte pour empêcher Lancelot d’en sortir et te forcer à enfin ouvrir les yeux. Tu aurais du te demander où elle était cent fois. C’est trop tard maintenant.

Arthur pâlit.

-C’est donc vrai. Tu l’as tuée.

Mordred lui offrit son plus froid sourire.

-Voyons, soyons honnêtes au moins. Avant de la tuer, je l’ai épousée pour mieux asseoir ma légitimité sur le royaume, puis je l’ai violée, et seulement après je l’ai tuée. Quand à me rappeler dans quel fossé j’ai jeté son corps sanguinolent…

S’ils n’étaient pas montés sur leurs chevaux, Arthur serait tombé à terre, les genoux coupés. À défaut, il resta difficilement en selle. Toute couleur avait à présent déserté son visage.

-Ainsi, toute réconciliation est impossible.

Les mains de Mordred se crispèrent sur ses rênes, au point que ses mains devinrent aussi blanches que le visage d’Arthur.

-Par ta faute uniquement.

-Y a-t-il quoi que ce soit que j’aurais pu faire pour éviter ce dénouement ?

-Oui. Venger mes frères au lieu de pardonner à Lancelot.

-Gauvain lui même lui a pardonné.

Un rire amer échappa à Mordred.

-Encore une preuve que je ne suis pas Gauvain, mais tu le connaissais moins bien que tu ne semble le croire si tu penses qu’il a fait cela. Gauvain a toujours été plus prompt à la colère qu’au pardon. Lancelot a tué trois de ses frères et ses deux fils. Étrange qu’il lui ai pardonné. Je me demande qui peut corroborer cette belle histoire, en dehors du principale bénéficiaire ?

-Tu sous-entends…

-Ah mais moi je ne sous-entends rien. Je constate et j’apporte des preuves, dussé-je y perdre trois frères et deux neveux au passage. Adieu, Arthur. Si nous nous revoyons, ce sera pour nous entre-tuer.

Arthur poussa un profond soupir.

-Prions le ciel que non. Il n’y a pas pire pêché qu’un fils tuant son père, ou un père son fils.

-Si, Arthur. Celui que tu as commis avec ma mère et dont je porte la marque pour toute l’éternité.

Cette fois, Arthur ne l’empêcha pas de faire volte face et de partir au grand galop vers ses armées. Ses yeux le piquaient, mais Mordred se refusa de pleurer. Arthur ne méritait pas ses larmes. L’affrontement était inévitable à présent. Peut être l’avait-il toujours été, depuis que Arthur avait planté une graine d’infamie dans le ventre de sa propre sœur. Mais il y avait un monde où Mordred aurait pu se laisser apaiser par les mots d’Arthur. Si Arthur n’avait pas si facilement prêté l’oreille aux rumeurs qui circulaient depuis des semaines d’un bout à l’autre du royaume… Mordred les connaissait bien ces rumeurs ! Ses espions les lui avaient rapporté avec le même empressement que d’autres en avaient manifesté pour les rapporter à Arthur. De quoi ne l’avait-on pas accusé ? Il aurait usurpé le royaume d’Arthur, incapable qu’il était de se contenter de la régence. Il aurait pendu ses sujets haut et court pour la moindre désobéissance. Il aurait vidé les églises de leurs richesses avant d’y mettre le feu. Il aurait violé et tué Guenièvre.

Qu’Arthur croit si facilement à cette dernière rumeur faisait plus mal que Mordred ne l’aurait voulu. Quand il était devenu chevalier, Arthur l’avait publiquement encensé pour son honneur et sa rectitude. Mordred s’était rengorgé de ces compliments. Il pensait encore à l’époque que c’était son oncle qui les prononçait, et il avait attendu d’entendre de tels mots toute sa vie. Arthur ne les avait-il prononcé que parce qu’il avait honte de l’avoir mis au monde et qu’il voulait cacher cette tâche sous quelque dorure ? C’est vrai, Mordred n’avait pas su rester ce chevalier sans tâche après avoir appris la vérité, mais qui l’aurait fait ? Galahad, sans doute, mais Galahad était la perfection incarnée que son père n’avait jamais réussi à être. Pourtant, même s’il avait parfois sali son nom et son titre, il ne méritait pas que Arthur croit si facilement qu’il soit devenu un parjure et un meurtrier. Bien sûr, il ne fallait pas s’étonner que l’homme qui avait pendant vingt ans cru à tous les mensonges que lui distillaient sa femme et le premier de ses chevaliers continue d’y croire même après avoir été forcé à voir la vérité.

Mordred ne savait pas où était Guenièvre. Si elle avait un peu de bon sens, la reine déchue s’était réfugiée chez son père en Carmélide ou dans un couvent. Et oui, si Mordred l’avait rencontrée juste après l’annonce de la mort de Gauvain, il aurait pu lui planter un poignard dans le coeur. Mais jamais il n’aurait forcé une femme, et il lui aurait accordé dans la mort les honneurs dus à la reine et à la bonne chrétienne qu’elle n’avait pas vraiment été. En l’occurrence, il s’était contenté de lui envoyer une lettre cinglante au lendemain du départ d’Arthur, lui ordonnant de quitter la cour et de n’y jamais reparaître. Ça avait été son premier acte de régent. Cela aurait du être le dernier ordre d’Arthur avant de partir à la poursuite de Lancelot sur le continent.

Guenièvre avait eu le bon sens d’obéir immédiatement. Voilà donc un crime dont il était innocent.

Par contre, oui, Mordred était bel et bien un usurpateur, mais il ne fallait pas croire qu’il ait jamais eu la moindre intention d’abuser du pouvoir qu’Arthur lui avait confié. Seulement, quand il avait appris que Lancelot avait tué Gauvain et qu’Arthur lui avait pardonné, son sang n’avait fait qu’un tour. Un homme qui pardonnait l’injure aussi facilement, qui oubliait le sang versé à son service, qui appelait son frère l’homme qui le cocufiait depuis vingt ans, cet homme ne méritait pas d’être roi. Mordred n’était pas plus illégitime que lui à régner, après tout. Le bâtard d’un bâtard valait bien son père. Arthur lui même n’aurait jamais succédé à Uther Pendragon sans une épée enfoncée dans la pierre et les belles paroles d’un enchanteur. Mordred, au moins, s’était fait roi tout seul, sans avoir besoin d’aucune magie.

Et maintenant, il allait se battre contre son prédécesseur. D’Arthur ou de Mordred, un seul se dresserait ce soir dans la plaine de Camlann. Et même s’il refusait de voir le règne d’Arthur se prolonger un jours de plus, Mordred ne pouvait s’empêcher de ressentir des regrets. Aimait-il l’homme qu’il allait affronter ? Non. Ni comme père, ni comme roi. Les poètes parlaient de son règne comme d’un âge d’or, mais les saxons se massaient à nouveau aux frontières, les vierges du royaume n’étaient pas en sécurité face à ses chevaliers, et les coffres étaient vides. L’argent avait disparu, englouti dans des festins et des tournois. Mordred le savait, lui qui s’était fait détester d’une partie de ses sujets pour n’avoir pas poursuivi ces dispendieuses traditions.

Cependant, malgré son désamour pour celui qui lui avait donné naissance puis ignoré tous ses devoirs envers lui, ce n’était pas Arthur que Mordred aurait voulu avoir face à lui en ce jour. C’était celui qui avait envoyé ses frères dans la tombe et dressé l’esprit d’Arthur contre lui.

C’était Lancelot.

Si son instinct l’avait trompé, s’il survivait à cette journée, Mordred n’aurait de cesse de le retrouver pour lui faire payer la mort de ses frères, la mort d’un roi qui jadis fut grand, la perte de son honneur et la décadence d’un grand royaume. S’il survivait à cette journée. Mordred serra les dents et éperonna son cheval pour le forcer à accélérer.

La bataille de Camlann pouvait commencer.

Que Dieu les protège tous.



Le fracas des combats bientôt étouffa celui des pensées de Mordred. La bataille commencée, il n’y avait plus de regrets à avoir, plus de morale divine ou humaine pour vous dire ce que devriez ou ne devriez pas faire. Il n’y avait plus que l’ennemi devant, l’ennemi derrière, l’ennemi partout, plus que la peur pour vous tenir éveillé et vous garder en vie. Au cœur des combats, Mordred claquait des dents, du sang dans les yeux, ses mains tremblant sur la poignée de son épée. Au cœur des combats, il redécouvrait à chaque fois qu’il était le dernier des lâches.

Quand il était enfant et que Gauvain et les autres lui racontaient leurs aventures de chevaliers, ils omettaient toujours de lui dire à quel point une bataille était terrifiante. Dans un duel ou un tournoi, ou dans une embuscade menée avec ses frères contre un traître qui cocufiait son roi, la main de Mordred ne tremblait pas, mais dans la mêlée, c’était comme si tout son entraînement disparaissait de sa tête.

Mordred se souvenait qu’après sa première bataille, alors qu’il vomissait dans son casque tout ce qu’il avait mangé la veille, Arthur et Lancelot s’étaient agenouillés à côté de lui pour le rassurer, jurant que même eux avaient ressenti ça quand ils s’étaient tenus à sa place. Mordred les avait cru. Ce souvenir l’avait aidé à surmonter sa peur dans chaque bataille qui avait suivi. Mais pas cette fois. Pas quand il affrontait Arthur, et que Lancelot qu’il avait tant admiré s’était à ce point révélé dépourvu d’honneur.

Et on aurait voulu qu’il taise ce qu’il savait ?

Il trébucha soudain dans une flaque de sang et se rattrapa de justesse en agrippant le bras d’un de ses soldats.

-Vous êtes blessé, Mordred ?, demanda celui-ci en parant une attaque ennemie.

Mordred toucha son front et ramena devant ses yeux sa main couverte de sang. Du sang, il y en avait partout, sur son armure, sur son visage, sur le sol tout autour d’eux. La plaine de Camlann n’était plus qu’une gigantesque flaque de sang.

-Pas mon sang, balbutia-t-il. Arthur ?

-Sa bannière tient toujours. Regardez, là-bas.

Mordred suivi le doigt du soldat. La bannière d’Arthur flottait effectivement sur une hauteur toute proche, insolente. Il serra les dents et héla un de ses lieutenants. Ce dernier acheva deux ennemis qui tentaient de l’acculer contre un arbre mort et accourut pour répondre aux ordres de Mordred.

-Appelez plus d’hommes, hurla ce dernier pour se faire entendre au-dessus du fracas des armes qui s’entrechoquaient. Nous devons faire une percée jusqu’à cette colline.

-Maintenant ? Les troupes d’Arthur sont encore vigoureuses, ce sera difficile de…

-Maintenant ! Il faut en finir.

Ses derniers mots ne furent qu’un chuchotement, mais son lieutenant opina quand même du chef. À son tour il beugla des ordres. Mordred se força à contenir ses tremblements. Rapidement, il sentit une garde rapprochée se resserrer contre lui, lui permettant d’enfin bondir en avant à la rencontre d’Arthur.

Tout devint à nouveau confus autour de lui. Mordred arrêta de réfléchir. Il se contenta d’avancer et de frapper de taille ou d’estoc quand une ombre à taille humaine se dressait devant lui, ou de se reculer quand un de ses guerriers s’interposait pour lui laisser le champ libre. Sa vision se voilait de rouge. Ses oreilles n’entendaient qu’indistinctement les bruits du combat, les pleurs des blessés et les râles des mourants. Des hommes tombaient autour de lui, ses hommes et les hommes d’Arthur, pour ne plus se relever. Certains d’entre eux, Mordred les connaissait depuis qu’il était écuyer. Il avait du boire et manger à côté d’eux, se battre à leurs côtés, chanter leur bravoure et applaudir à leurs exploits, mais cela n’avait plus aucune importance. Une seule chose comptait.

Atteindre Arthur.

En finir, quelle que soit la forme que prendrait cette fin.



Mordred revint à lui quand la silhouette reconnaissable entre tous d’Arthur se dressa devant lui. Il avait perdu son casque dans la bataille, mais n’était pas blessé. Comme Mordred, quelque puissance protectrice avait veillé sur lui pour s’assurer que tous deux s’affrontent à l’instant final. Mordred jeta un coup d’œil autour d’eux. La bataille avait duré des heures. Le crépuscule tombait, et avec lui montait une brume aussi sanglante que l’était le soleil disparaissant à l’horizon. À part eux deux, il n’y avait plus que des cadavres sur la colline où ils se dressaient. Leurs hommes se battaient toujours autour d’eux, mais ils n’étaient que des silhouettes indistinctes, perdues dans la brume qui montait à toute vitesse

Mordred déglutit. Il n’avait plus peur maintenant qu’il était face à Arthur, mais il ne pouvait s’empêcher d’être impressionné, comme tous les hommes qui avaient un jour affronté l’Ours de Bretagne. Les six derniers mois l’avaient peut être vieilli, mais Arthur restait un monstre de la nature, haut de presque deux mètres, avec les épaules et les bras d’un ours. C’était cet homme qui avait repoussé les Saxons à la mer, cet homme à qui Mordred avait prêté allégeance, des étoiles pleins les yeux. C’était aussi l’homme qui s’était laissé abusé par ceux en qui il aurait du avoir confiance et l’homme qui avait couché avec sa sœur puis qui avait accueilli sans rougir le fruit de cette union contre-nature à sa table.

Cet homme, Mordred l’avait adoré.

Cet homme, Mordred le haïssait.

Cet homme, Mordred ignorait s’il était capable de le tuer.

Presque malgré lui, il leva son épée en signe de respect, au moins pour l’homme qu’Arthur avait un jour été. Arthur était à contre-jour. Mordred était incapable de deviner son expression. Il se demanda ce que l’ancien roi lisait dans ses yeux à lui. La peur, le regret, le respect ou le mépris ? Tout cela entremêlé, peut être. Finalement, Arthur leva Excalibur, pas en signe de respect, mais en homme prêt à éventrer son adversaire. Son pied gauche bougea légèrement en arrière, indiquant qu’il allait s’élancer et frapper. Mordred modifia également sa posture pour accueillir l’assaut.

Celui-ci ne vint jamais. Alors qu’Arthur s’élançait, trois pied de métal étincelants lui traversèrent la poitrine. Arthur cligna des yeux et baissa la tête pour regarder la lame rougie de son sang d’un air presque surpris. Excalibur lui échappa des mains. La lame se retira soudain, et elle devait être tout ce qui gardait Arthur debout, parce qu’il s’effondra immédiatement sur le côté. Derrière lui, à moitié caché par la brume, surgit alors Lancelot. Son arme était rouge du sang d’Arthur, mais son armure étincelante, son visage dépourvu de la moindre éclaboussure de sang. Un long cri jaillit de la bouche de Mordred sans qu’il puisse le contenir.

Le nom de son père.

-Vous avez vos ordres, déclara Lancelot d’une voix froide à d’autres hommes qui sortaient comme lui de la brume. Exécutez-les.

Les hommes disparurent à nouveau dans la brume. Sans essayer de comprendre ce qui se passait, Mordred bondit vers Lancelot, mais une flèche l’atteignit à la jambe, lancée par un de ses sbires. Mordred s’effondra au sol avec un cri inarticulé.

-Attends ici, lui ordonna Lancelot toujours de la même voix dépourvue d’émotions. D’abord, j’ai une bataille à remporter contre l’usurpateur.

Il disparut à son tour, laissant Mordred seul à quelques mètres d’Arthur. Les bruits de la bataille parvenaient à nouveau à ses oreilles, moins puissants à présent. Avec l’arrivée subite de Lancelot et de ses renforts, les hommes de Mordred mourraient les uns après les autres. C’était fini. Il avait perdu. La victoire revenait, non pas à Mordred ou à Arthur, mais à Lancelot.

Mordred grinça des dents. Non. Ce n’était pas fini, pas tant qu’il respirait. Il se força à ignorer la douleur dans sa jambe et cassa l’embout de la flèche, puis arracha un morceau de sa cape pour improviser un bandage et ainsi pouvoir ramper plus à son aise. Au prix d’énormes efforts et en suant à grosses gouttes, il réussit à se traîner auprès d’Arthur. À sa grande surprise, ce dernier respirait encore, mais ce n’était plus qu’une questions de minutes. Ses yeux se voilaient et son teint avait déjà celle des cadavres. Il cligna des yeux en reconnaissant Mordred et tendit une main tremblante vers lui. Son visage était tordu sur une grimace de souffrance.

-Mon fils, murmura-t-il, presque trop faiblement pour que Mordred l’entende.

Ces deux mots réveillèrent la colère en lui. Au lieu de prendre la main qui lui était tendue, Mordred la rejeta d’un geste vif.

-Je te l’avais dit ! Je t’avais dit qu’il te trahissait dans ton dos avec ta femme, qu’ils se moquaient de toi et te ridiculisaient aux yeux du monde. Je te l’avais dit, et il a fallu que trois de mes frères et mes neveux meurent presque sous tes yeux pour que tu finisses par y croire. Je te l’avais dit, et toi tu n’as quand même pas cru qu’après t’avoir fait des cornes dans ton dos il pouvait te tuer d’un coup dans le dos !

-Oui, souffla Arthur.

Un sanglot échappa à Mordred.

-Pourquoi ? Pourquoi avoir cru chacun de ses mensonges et crut les pires choses qu’il te murmurait sur moi ?

Arthur ferma les yeux.

-Parce que je ne pouvais pas te regarder sans penser à ce que j’ai fait. Parce que je me sentait couvert d’une telle couche de saleté en te voyant que je ne pouvais penser que ton âme n’était pas aussi noire que la mienne. Et la seule fois où je me suis forcé à te faire confiance, Gauvain est mort, par ma faute. Après ça, quelle loyauté pouvait-tu conserver envers moi ?

Mordred se força à réprimer le haut le cœur qu’il ressentait. Il n’avait pas de réponse à la question d’Arthur, si ce n’est qu’il avait eu raison sur lui, sur toute la ligne. Mordred sentait bel et bien son âme se noircir à chacune de ses pensées. Même là, alors qu’Arthur se mourrait sous ses yeux, il ne trouvait rien à lui dire. Il n’avait même pas de prière pour lui.

Arthur mit du temps à mourir. Mordred dut rester de longues minutes à ses côtés à entendre son râle se faire de plus en plus silencieux. Il finit par fermer les yeux et serrer les poings en contrôlant sa respiration pour ignorer à la fois sa blessure et le mourant. Puis, enfin, le bruit s’arrêta. Mordred rouvrit les yeux et contempla le corps de celui qui fut roi de Bretagne. Mort, il semblait plus grand encore que de son vivant, mais aussi plus frêle que Mordred l’avait jamais connu. Et, plus il le regardait, maintenant qu’il n’avait plus l’air de souffrir et que les rides crées par son rôle de roi avaient disparu de son front, moins Mordred arrivait à trouver en lui-même de raisons de continuer à le haïr.

C’était étrange de se dire que cet homme, c’était son père, mais plus qu’un roi, plus qu’un père, c’était un homme que Mordred n’avait jamais connu. Il avait pu observer ses prises de décisions, constater le grand guerrier qu’il était, mais Mordred n’avait jamais su ce qu’il pensait au fond de lui, pas avant l’heure de sa mort. Même Gauvain, qui pourtant faisait partie de ses favoris, lui avait confessé une fois qu’il aimait son oncle, mais qu’il ne le comprenait pas.

En se tenant devant son cadavre, Mordred n’éprouvait rien, ni remords de ne pas l’avoir connu, ni regret de ne pas être celui qui l’avait tué. Il ne le haïssait plus, mais il n’éprouvait pas non plus de pitié pour lui. Tout juste ressentait-il un soulagement, celui de n’être pas l’homme qui l’avait tué. Le jour du jugement dernier, c’était un crime qu’on ne pourrait lui reprocher avant de l’envoyer en Enfer.



La nuit était tout à fait tombée quand Lancelot revint. Il n’y avait plus un bruit sur la plaine de Camlann plongée dans l’obscurité, sauf le terrible bruit des corbeaux atterrissant sur les cadavres pour les dépecer, avec leur concert de coassements. Lancelot n’était pas seul. Il était éclairé au flambeau par trois de ses hommes. Cette fois, son armure était maculée de terre et de sang, probablement autant le sang des hommes d’Arthur que ceux de Mordred. Ce dernier examina les hommes qui accompagnaient Lancelot. Il n’en connaissait aucun, mais ce n’étaient pas des Bretons. Rien d’étonnant à cela. Des hommes loyaux à Lancelot uniquement ne parleraient pas de ce qui venait de se passer. À moins qu’ils ne rencontrent une fin tragique dans les prochains jours, après laquelle personne ne les regretterait. Les morts, après tout, ne parlaient pas. Arthur était mort. Cela ne voulait dire qu’une chose. Mordred sourit doucement. Il savait que son instinct ne l’avait pas trompé quand il lui avait soufflé qu’il ne quitterait pas la plaine de Camlann en vie.

-Bonsoir à toi, Lancelot du Lac. Aurais-tu juré d’anéantir toute la descendance de Lot d’Orcanie que tu viens me rendre visite ?

-Allons, Mordred, répondit Lancelot d’une voix froide. Nous savons tous deux que ton seul lien avec Lot, c’est qu’il t’a élevé contre son gré.

Mordred sursauta. Il avait toujours espéré que le secret de sa naissance le reste à tout jamais.

-La lignée d’Uther Pendragon, alors ?

Lancelot secoua la tête.

-Tes frères seraient encore en vie si tu ne les avais pas mis sur mon chemin.

-Ne fais pas peser leurs morts sur ma tête, cracha Mordred en serrant les poings. Des neveux peuvent-ils laisser leur oncle se faire ridiculiser au vu et su de tous ?

-Tu cherchais surtout à t’en faire bien voir pour récupérer son héritage.

Mordred se pinça les lèvres. Il n’était pas question d’héritage, mais d’honneur, de considération. Deux choses dont il se demandait à présent si Lancelot avait jamais compris la signification. Il ne savait pas qui était le plus stupide, Arthur de n’avoir rien vu de la trahison de sa femme et de son ami, ou Guenièvre d’avoir cru que l’homme qui venait de tuer Arthur lâchement et froidement était un homme digne de son amour.

-Et maintenant ?, se contenta-t-il de demander. Vas-tu te présenter comme le vengeur d’Arthur ? C’est cela le plan, n’est-ce pas ? J’ai tué Arthur et tu m’as tué en retour ? Et ensuite, je suppose que tu te présentes avec ma tête là où se cache Guenièvre, tu l’épouses et tu te fais couronner roi. En somme, ce que tu m’as accusé de vouloir faire. J’aurais du m’en douter. Les hommes comme toi n’ont pas l’imagination pour supposer que l’on puisse vouloir autre chose que ce qu’ils désirent.

-Tu te moques, mais tu te trompes sur un point néanmoins. Je suis arrivé trop tard pour faire plus que découvrir mon roi mourant auprès de l’homme qui l’avait occis, l’ayant frappé à mort en retour. Je n’ai pu que recueillir ses dernières confidences.

-Alors, ayant abandonné le corps de l’assassin aux corbeaux, tu ramènera le corps du défunt à sa veuve éplorée et te tiendras auprès d’elle pour l’assurer de son soutien. Touchée par ta dévotion, elle ne pourra alors que tomber dans tes bras. Arthur n’ayant pas d’héritier, qui, mieux que celui qui fut son meilleur ami et qui reste le soutien de sa veuve pour prendre sa succession ? On oubliera avec empressement un détail : le nouveau roi trompait Arthur avec son épouse. Bien sûr, racontée ainsi l’histoire est un peu grosse. Il manque une preuve du soutien d’Arthur pour le nouveau roi. Son épée, par exemple.

Lancelot fronça les sourcils et chercha sur le sol l’épée d’Arthur. Mais Mordred était plus près. Malgré sa blessure et le sang perdu, il se jeta sur Excalibur. Le destin, ou la justice, devait être avec lui, car Arthur était tombé près d’une grande pierre. Utilisant ses dernières forces pour se mettre debout, Mordred dressa Excalibur au-dessus de sa tête.

-Cherche donc à récupérer l’héritage d’Arthur, après ça !

L’épée ne pénétra pas le rocher comme si c’était du beurre. Elle se fracassa dessus. Un fragment lacéra sauvagement la joue de Mordred, un autre manqua d’éborgner Lancelot. Mordred n’eut que le temps de regretter qu’il ne l’ait pas défiguré, car Guenièvre aurait probablement été repoussée par une balafre, avant que l’épée de Lancelot ne se plante dans son ventre.

Les mains serrées autour de sa blessure, Mordred tomba à terre, sans un mot. Il pouvait voir les lèvres de Lancelot bouger au-dessus de lui, mais il n’entendait plus rien. Il aurait voulu pouvoir prononcer une ultime malédiction, mais ses lèvres ne lui répondaient plus.

Quelle ironie. Mordred avait destitué Arthur parce qu’il était outré par son manque d’honneur et parce qu’il avait fini, à ses yeux, par devenir un mauvais roi. Lui qui était dépourvu d’honneur et de droiture de par sa naissance, il avait voulu redresser le royaume et éliminer la crasse dont Arthur, Lancelot et Guenièvre étaient les représentants. Mais, avec Lancelot et Guenièvre seuls survivants de ce conflit, l’histoire ne retiendrait rien de ses intentions. Lancelot ne serait peut être pas roi, mais Mordred lui faisait confiance pour réécrire la légende à sa convenance. Il annoncerait partout l’odieuse vérité de sa naissance jusqu’à ce que même ses fidèles se détournent avec horreur en entendant le nom de Mordred. L’histoire retiendrait son nom comme celui de l’usurpateur, du traître, du parjure et du parricide.

Au moins, il n’aurait pas beaucoup de temps à vivre avec cette quadruple et terrible étiquette. Mordred avait beau écarquiller les yeux, il ne voyait plus rien que les ténèbres, et le visage rouge de rage de Lancelot. Sa dernière pensée fut pour sa mère et ses frères. Le déshonneur de la première était peut être vengée, mais qui maintenant vengerait ses frères ?

Gauvain.

Agravain.

Gaheris.

Gareth.

La dernière pensée de Mordred ne fut finalement pas une malédiction ou une énième diatribe à l’égard d’Arthur, mais l’espoir que le souvenir de ses frères ne subirait pas ce que le sien allait connaître, que les fils de Lot ne soient pas noircis par la même tache que le fils d’Arthur.


Date: 2025-07-23 02:28 pm (UTC)
From: (Anonymous)
Oh wow ! Wowowow ! J'aime beaucoup, Mordred est très humain avec ses côtés attachants et ses défauts

Date: 2025-07-24 09:37 am (UTC)
From: (Anonymous)
C'était un développement de personnage splendide. Si humain et pourtant tragique en même temps ᨐ

Date: 2025-07-24 11:16 am (UTC)
From: (Anonymous)
Et je le prends comme tel !

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